Francais 1Ere
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Albert Camus, LA CHUTE. Récit. (1956)
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REMARQUE
Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e). Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e). Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.
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OEUVRES D'ALBERT CAMUS
Récits-Nouvelles
L'ÉTRANGER. LA PESTE. LA CHUTE. L’EXIL ET LE ROYAUME
Essais
NOCES. LE MYTHE DE SISYPHE. LETTRES À UN AMI ALLEMAND. ACTUELLES. Chroniques 1944-1948. ACTUELLES II, chroniques 1948-1953 CHRONIQUES ALGÉRIENNES, 1939-1958 (Actuelles III) L'HOMME RÉVOLTÉ. L'ÉTÉ. L'ENVERS ET L'ENDROIT, essais. DISCOURS DE SUÈDE.
Théâtre
LE MALENTENDU. CALIGULA. L'ÉTAT DE SIÈGE. LES JUSTES.
Adaptations et traductions
LES ESPRITS, de Pierre de Larivey. LA DÉVOTION À LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca. REQUIEM POUR UNE NONNE, de William Faulkner. LE CHEVALIER D’OLMERO, de Lope de Vega. LES POSSÉDÉS, d’après le roman de Dostoïevski.
Albert Camus, LA CHUTE. Récit. (1956)
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Cette édition électronique a été réalisée par Charles Bolduc, bénévole, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi et doctorant en philosophie à l’Université de Sherbrooke, à partir de :
Albert CAMUS [1913-1960] LA CHUTE. Récit. Paris : Les Éditions Gallimard, 1956, 170 pp. Collection : NRF. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Comic Sans, 12 points. Pour les citations : Comic Sans, 12 points. Pour les notes de bas de page : Comic Sans, 12 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 16 novembre 2010 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
Albert Camus, LA CHUTE. Récit. (1956)
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philosophe et écrivain français [1913-1960]
Albert CAMUS
LA CHUTE. Récit.
Paris : Les Éditions Gallimard, 1956, 170 pp. Collection : NRF.
Albert Camus, LA CHUTE. Récit. (1956)
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Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu’il m’a compris ; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments. Il y va, en effet, il se hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n’insiste. Etre roi de ses [8] humeurs, c’est le privilège des grands animaux. Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé. Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre. Vous avez raison, son mutisme est assourdissant. C’est le silence des forêts primitives, chargé jusqu’à la gueule. Je m’étonne parfois de l’obstination que met notre taciturne ami à bouder les langues civilisées. Son métier consiste à recevoir des marins de toutes les nationalités dans ce bar d’Amsterdam qu’il a appelé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, Mexico-City. Avec de tels devoirs, on peut craindre, ne pensezvous pas, que son ignorance soit inconfortable ? Imaginez l’homme de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il y souffrirait de dépaysement, au moins. Mais non, celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin, rien ne l’entame. Une des rares phrases que j’aie entendues de sa bouche proclamait que c’était à prendre ou à laisser. Que fallait-il
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prendre ou laisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vous l’avouerai, je suis attiré [9] par ces créatures tout d’une pièce. Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées. Notre hôte, à vrai dire, en a quelques-unes, bien qu’il les nourrisse obscurément. A force de ne pas comprendre ce qu’on dit en sa présence, il a pris un caractère défiant. De là cet air de gravité ombrageuse, comme s’il avait le soupçon, au moins, que quelque chose ne tourne pas rond entre les hommes. Cette disposition rend moins faciles les discussions qui ne concernent pas son métier. Voyez, par exemple, audessus de sa tête, sur le mur du fond, ce rectangle vide qui marque la place d’un tableau décroché. Il y avait là, en effet, un tableau, et particulièrement intéressant, un vrai chef-d’œuvre. Eh bien, j’étais présent quand le maître de céans l’a reçu et quand il l’a cédé. Dans les deux cas, ce fut avec la même méfiance, après des semaines de rumination. Sur ce point, la société a gâté un peu, il faut le reconnaître, la franche simplicité de sa nature. Notez bien que je ne le juge pas. J’estime [10] sa méfiance fondée et la partagerais volontiers si, comme vous le voyez, ma nature communicative ne s’y opposait. Je suis bavard, hélas ! et me lie facilement. Bien que je sache garder les distances qui conviennent, toutes les occasions me sont bonnes. Quand je vivais en France, je ne pouvais rencontrer un homme d’esprit sans qu’aussitôt j’en fisse ma société. Ah ! je vois que vous bronchez sur cet imparfait du subjonctif. J’avoue ma faiblesse pour ce mode, et pour le beau langage, en général. Faiblesse que je me reproche, croyez-le. Je sais bien que le goût du linge fin ne suppose pas forcément qu’on ait les pieds sales. N’empêche. Le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l’eczéma. Je m’en console en me disant qu’après tout, ceux qui bafouillent, non plus, ne sont pas purs. Mais oui, reprenons du genièvre. Ferez-vous un long séjour à Amsterdam ? Belle ville, n’est-ce pas ? Fascinante ? Voilà un adjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Depuis que j’ai quitté Paris, justement, il y a des années de cela.
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Mais le cœur a sa mémoire et je n’ai rien oublié de [11] notre belle capitale, ni de ses quais. Paris est un vrai trompe-l’œil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes. Près de cinq millions, au dernier recensement ? Allons, ils auront fait des petits. Je ne m’en étonnerai pas. Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. Gardons-nous, d’ailleurs, de les condamner ; ils ne sont pas les seuls, toute l’Europe en est là. Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoup moins modernes ! Ils ont le temps, regardez-les. Que font-ils ? Eh bien, ces messieurs-ci vivent du travail de ces dames-là. Ce sont d’ailleurs, mâles et femelles, de fort bourgeoises créatures, venues ici, comme d’habitude, par mythomanie ou par bêtise. Par excès ou par manque d’imagination, en somme. De temps en temps, ces messieurs jouent du couteau ou du revolver, mais ne [12] croyez pas qu’ils y tiennent. Le rôle l’exige, voilà tout, et ils meurent de peur en lâchant leurs dernières cartouches. Ceci dit, je les trouve plus moraux que les autres, ceux qui tuent en famille, à l’usure. N’avez-vous pas remarqué que notre société s’est organisée pour ce genre de liquidation ? Vous avez entendu parler, naturellement, de ces minuscules poissons des rivières brésiliennes qui s’attaquent par milliers au nageur imprudent, le nettoient, en quelques instants, à petites bouchées rapides, et n’en laissent qu’un squelette immaculé ? Eh bien, c’est ça, leur organisation. « Voulez-vous d’une vie propre ? Comme tout le monde ? » Vous dites oui, naturellement. Comment dire non ? « D’accord. On va vous nettoyer. Voilà un métier, une famille, des loisirs organisés. » Et les petites dents s’attaquent à la chair, jusqu’aux os. Mais je suis injuste. Ce n’est pas leur organisation qu’il faut dire. Elle est la nôtre, après tout : c’est à qui
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