Vol De Nuit
Rapports de Stage : Vol De Nuit. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoiresucherez-vous à San Julian ? » 7
Fabien sourit : le ciel était calme comme un aquarium et toutes les escales, devant eux, leur signalaient : « Ciel pur, vent nul. » Il répondit : « Continuerons. » Mais le radio pensait que des orages s’étaient installés quelque part, comme des vers s’installent dans un fruit ; la nuit serait belle et pourtant gâtée : il lui répugnait d’entrer dans cette ombre prête à pourrir. En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las. Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui : leurs maisons, leurs petits cafés, les arbres de leur promenade. Il était semblable à un conquérant, au soir de ses conquêtes, qui se penche sur les terres de l’empire, et découvre l’humble bonheur des hommes. Fabien avait besoin de déposer les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on est riche aussi de ses misères, et d’être ici un homme simple, qui regarde par la fenêtre une vision désormais immuable. Ce village minuscule, il l’eût accepté : après avoir choisi on 8
se contente du hasard de son existence et on peut l’aimer. Il vous borne comme l’amour. Fabien eût désiré vivre ici longtemps, prendre sa part ici d’éternité, car les petites villes, où il vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs, qu’il traversait, lui semblaient éternels de durer en dehors de lui. Et le village montait vers l’équipage et vers lui s’ouvrait. Et Fabien pensait aux amitiés, aux filles tendres, à l’intimité des nappes blanches, à tout ce qui, lentement, s’apprivoise pour l’éternité. Et le village coulait déjà au ras des ailes, étalant le mystère de ses jardins fermés que leurs murs ne protégeaient plus. Mais Fabien, ayant atterri, sut qu’il n’avait rien vu, sinon le mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village défendait, par sa seule immobilité, le secret de ses passions, ce village refusait sa douceur : il eût fallu renoncer à l’action pour la conquérir. Quand les dix minutes d’escale furent écoulées, Fabien dut repartir. Il se retourna vers San Julian : ce n’était plus 9
qu’une poignée de lumières, puis d’étoiles, puis se dissipa la poussière qui, pour la dernière fois, le tenta. « Je ne vois plus les cadrans : j’allume. » Il toucha les contacts, mais les lampes rouges de la carlingue versèrent vers les aiguilles une lumière encore si diluée dans cette lumière bleue qu’elle ne les colorait pas. Il passa les doigts devant une ampoule : ses doigts se teintèrent à peine. « Trop tôt. » Pourtant la nuit montait, pareille à une fumée sombre, et déjà comblait les vallées. On ne distinguait plus celles-ci des plaines. Déjà pourtant s’éclairaient les villages, et leurs constellations se répondaient. Et lui aussi, du doigt, faisait cligner ses feux de position, répondait aux villages. La terre était tendue d’appels lumineux, chaque maison allumant son étoile, face à l’immense nuit, ainsi qu’on tourne un phare vers la mer. Tout ce qui couvrait une vie 10
humaine déjà scintillait. Fabien admirait que l’entrée dans la nuit se fit cette fois, comme une entrée en rade, lente et belle. Il enfouit sa tête dans la carlingue. Le radium des aiguilles commençait à luire. L’un après l’autre le pilote vérifia des chiffres et fut content. Il se découvrait solidement assis dans ce ciel. Il effleura du doigt un longeron d’acier, et sentit dans le métal ruisseler la vie : le métal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur faisaient naître dans la matière un courant très doux, qui changeait sa glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n’éprouvait, en vol, ni vertige, ni ivresse, mais le travail mystérieux d’une chair vivante. Maintenant il s’était recomposé un monde, il y jouait des coudes pour s’y installer bien à l’aise. Il tapota le tableau de distribution électrique, toucha les contacts un à un, remua un peu, s’adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour bien sentir les balancements des cinq tonnes de métal qu’une nuit mouvante épaulait. Puis il tâtonna, poussa en place sa lampe 11
de secours, l’abandonna, la retrouva, s’assura qu’elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour tapoter chaque manette, les joindre à coup sûr, instruire ses doigts pour un monde aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit d’allumer une lampe, d’orner sa carlingue d’instruments précis, et surveilla sur les cadrans seuls son entrée dans la nuit, comme une plongée. Puis, comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeurait fixes son gyroscope, son altimètre et le régime du moteur, il s’étira un peu, appuya sa nuque au cuir du siège, et commença cette profonde méditation du vol, où l’on savoure une espérance inexplicable. Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il découvre que la nuit montre l’homme : ces appels, ces lumières, cette inquiétude. Cette simple étoile dans l’ombre : l’isolement d’une maison. L’une s’éteint : c’est une maison qui se ferme sur son amour. Ou sur son ennui. C’est une maison qui cesse de faire son signal au reste du monde. Ils ne 12
savent pas ce qu’ils espèrent ces paysans accoudés à la table devant leur lampe : ils ne savent pas que leur désir porte si loin, dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le découvre quand il vient de mille kilomètres et sent des lames de fond profondes soulever et descendre l’avion qui respire, quand il a traversé dix orages, comme des pays de guerre, et, entre eux, des clairières de lune, et quand il gagne ces lumières, l’une après l’autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes croient que leur lampe luit pour l’humble table, mais à quatre-vingts kilomètres d’eux, on est déjà touché par l’appel de cette lumière, comme s’ils la balançaient désespérés, d’une île déserte, devant la mer.
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II
Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay revenaient du Sud, de l’Ouest et du Nord vers Buenos-Aires. On y attendait leur chargement pour donner le départ, vers minuit, à l’avion d’Europe. Trois pilotes, chacun à l’arrière d’un capot lourd comme un chaland, perdus dans la nuit, méditaient leur vol, et, vers la ville immense, descendraient lentement de leur ciel d’orage ou de paix, comme d’étranges paysans descendent de leurs montagnes. Rivière, responsable du réseau entier, se promenait de long en large sur le terrain d’atterrissage de Buenos-Aires. Il demeurait silencieux car, jusqu’à l’arrivée des trois avions, cette journée, pour lui, restait redoutable. Minute par minute, à mesure que les télégrammes lui parvenaient, Rivière avait conscience d’arracher 14
quelque chose au sort, de réduire la part d’inconnu, et de tirer ses équipages, hors de la nuit, jusqu’au rivage. Un manœuvre aborda Rivière pour lui communiquer un message du poste Radio : – Le courrier du Chili signale qu’il aperçoit les lumières de Buenos-Aires. – Bien. Bientôt Rivière entendrait cet avion : la nuit en livrait un déjà, ainsi qu’une mer, pleine de flux et de reflux et de mystères, livre à la plage le trésor qu’elle a si longtemps ballotté. Et plus tard on recevrait d’elle les deux autres. Alors cette journée serait liquidée. Alors les équipes usées iraient dormir, remplacées par les équipes fraîches. Mais Rivière n’aurait point de repos : le courrier d’Europe, à son tour, le chargerait d’inquiétudes. Il en serait toujours ainsi. Toujours. Pour la première fois ce vieux lutteur s’étonnait de se sentir las. L’arrivée des avions ne serait jamais cette victoire qui termine une guerre, et ouvre une ère de paix 15
bienheureuse. Il n’y aurait jamais, pour lui, qu’un pas de fait précédant mille pas semblables. Il semblait à Rivière qu’il soulevait un poids très lourd, à bras tendus, depuis longtemps : un effort sans repos et sans espérance. « Je vieillis... » Il vieillissait si dans l’action seule il ne trouvait plus sa nourriture. Il s’étonna de réfléchir sur des problèmes qu’il ne s’était jamais posés. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mélancolique, la masse des douceurs qu’il avait toujours écartées : un océan perdu. « Tout cela est donc si proche ?... » Il s’aperçut qu’il avait peu à peu repoussé vers la vieillesse, pour « quand il aurait le temps » ce qui fait douce la vie des hommes. Comme si réellement on pouvait avoir le temps un jour, comme si l’on gagnait, à l’extrémité de la vie, cette paix bienheureuse que l’on imagine. Mais il n’y a pas de paix. Il n’y a peut-être pas de victoire. Il n’y a pas d’arrivée définitive de tous les courriers. Rivière s’arrêta devant Leroux, un vieux contremaître qui travaillait. Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait toutes ses forces. Quand Leroux rentrait 16
chez lui vers dix heures du soir, ou minuit, ce n’était pas un autre monde qui s’offrait à lui, ce n’était pas une évasion. Rivière sourit à cet homme qui relevait son visage lourd, et désignait un axe bleui : « Ça tenait trop dur, mais je l’ai eu. » Rivière se pencha sur l’axe. Rivière était repris par le métier. « Il faudra dire aux ateliers d’ajuster ces pièces-là plus libres. » Il tâta du doigt les traces du grippage, puis considéra de nouveau Leroux. Une drôle de question lui venait aux lèvres, devant ces rides sévères. Il en souriait : – Vous vous êtes beaucoup occupé
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