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Faut-il s'entendre pour faire société ?

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tuer les esclaves fugitifs à leur maître) et auxquels on veut alors faire entendre qu'on n'est pas d'accord avec eux – de sorte que c'est ici le fait d'appartenir à une même société qui exige que l'on se fasse entendre (dans son désaccord) et non l'inverse. Que doit alors être l'entente mutuelle pour devenir la condition nécessaire du faire société ? Et pour peu qu'une telle condition puisse être fixée, quelle est l'idée de société qui en résulte ?

Nous allons donc traiter ces deux questions en vérité indissociables avec l'idée qu'elles ont peut être leur source dans le problème que les sociétés ne se montrent pas forcément telles que nous aurions pu vouloir les faire. Voyons d'abord comment l'entente mutuelle intervient dans ce qu'on appelle « faire société » et quel sens il faut donner à cette dernière expression.

Nous pourrions penser que dans l'idée de « faire société » il y a précisément tout ce que nous trouvons dans l'idée d'association. Une association suppose un accord sur les règles à suivre pour atteindre un certain but : des hommes peuvent être différents à bien des égards et autant qu'on voudra, ils forment une société, au sens où ils la font exister, aussitôt qu'ils parviennent à découvrir les règles sur lesquelles tous doivent tomber d'accord, dès lors qu'un même but est également poursuivi par tous. Dans une association il semble donc bien que nous fassions société, mais en vue d'autre chose (le profit, la sécurité, le bien être, les biens de toutes sortes). Il peut y avoir de bons et de mauvais associés. Mais l'essentiel est que cette société existe par la convergence de pratiques permettant d'atteindre la fin que tous recherchent (ces pratiques peuvent se subordonner les unes aux autres, les tâches ou les travaux étant divisés selon un principe directeur, ou aller unanimement dans le même sens, comme dans une phalange hoplitique, elles peuvent comporter des moments de

discussion sur la pertinence ou l'actualité des règles, pourvu que l'accord sur le but demeure etc...). L'entente se fait ici sur le but à atteindre et c'est cela qui explique que nous soyons délibérément ensemble lorsque nous sommes rassemblés : nous ne restons associés (notre société ne tient) qu'aussi longtemps qu'une telle entente (sur les fins) dure. Manière de dire qu'il n'y a pas de société sans un intérêt commun pour ce dont l'association est un moyen, ou sans la participation commune à la tâche de faire exister un certain bien. Rousseau écrit que « même les brigands, qui sont les ennemis de la vertu dans la grande société en adorent le simulacre dans leur caverne ». Le simulacre de la société est l'image trompeuse de son idée (comme dans la caverne de Platon) : fantôme de l'intérêt commun pour l'existence d'un certain bien comme raison de s'associer, car les brigands suivent avant tout leur propre intérêt (les sociétés de malfaiteurs et les sociétés de

bienfaisance ont ainsi une même logique, même si les fins poursuivies sont exactement contraires). On sait donc qu'il y a là un concept fondamental de la pensée sociale et politique de Rousseau. L'association, nous dit-il, est tout autre chose qu'une agrégation : la seconde est une multitude d'hommes épars asservis à un seul (la force seule les tient ensemble), l'association est « un peuple et son chef » (Contrat Social, I, 5) et elle ne peut se produire sans « bien public » et « corps politique ». Or un peuple n'est un peuple que par un « acte » exprès qui, excluant les affrontements d'intérêts privés, définit les lois auxquels obéissent indistinctement ceux qui les ont ainsi forgées. L'agrégation est en revanche un rassemblement forcé et nulle société véritable ne peut être une chose de ce genre, rapidement vouée à être réduite en cendres (comme le dit la métaphore de l'arbre qui se consume et disparaît). La société comme association, insiste Rousseau, est un « être moral, ayant des qualités propres et distinctes des êtres particuliers qui le constituent », comme les composés chimiques ont des propriétés distinctes de leurs composants. L'entente mutuelle est ainsi pour ainsi dire la chimie de l'association (et Rousseau recourt au modèle chimique de la « mixtion »

pour la penser).

Faire société signifie donc ici faire exister un « être moral » aux propriétés non réductibles,

par un « acte » déterminé (en l'occurrence un contrat). Si on persiste à appeler « société » un rassemblement d'hommes ce sera donc à la condition de n'y voir rien de « moral » et de comprendre qu'un acte collectif n'en est pas l'origine (mais une série de compromis précaires ou une puissance extérieure poursuivant ses propres intérêts et, dans cette perspective, c'est à tort qu'on parlera par exemple de « société française sous l'occupation »). Or que signifie un « être moral » ? Dans le chapitre 3 du livre I du Contrat Social, Rousseau écrit : « la force est une réalité physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets », signifiant ainsi que ce qui est moral est ce qui n'est pas contraint mais voulu – on ne peut pas me forcer à vouloir quelque chose car si on m'y force c'est bien parce que je veux pas. La société comme être moral est donc une volonté générale. On comprend qu'une telle volonté ne puisse se former que là où tous s'entendent sur ce qui doit être voulu. Faire société c'est donc faire que plusieurs ne fassent qu'un quant à la volonté.

Mais nous avons là une conception à la fois inventive et restrictive de ce qu'est une société : ce qui en constitue l'enjeu est en effet l'exercice d'un pouvoir et la constitution de droits (les associés ont les droits que leur confère leur commune obéissance à des règles décidées en commun). L'acte par lequel la société ainsi comprise se fait est donc politique. Or cette idée de la société politique (comme société dont l'entente, elle même comprise comme unanimité des volontés, est la condition) est articulée, chez Rousseau, à une critique sociale radicale, dont l'objet est de démasquer les ententes illusoires ou factices (commandées par exemple par des calculs d'intérêts et par l'amour propre) : ententes qui forment non pas des sociétés mais, nous l'avons dit, des « simulacres de société ». La critique Rousseauiste de la politesse est à cet égard exemplaire.

Avant d'y venir voyons pourquoi il est restrictif de tenir la politique (entendue comme l'exercice du pouvoir en vue d'un bien commun) pour la seule pratique qui aurait la société pour objet (nous serions alors forcés de dire qu'il faut s'entendre certes, mais politiquement, dans nos volontés, pour faire véritablement une société et non un « semblant » de société).

Pour illustrer ce que nous voulons dire ici nous pourrions évoquer certains aspects du film se

Sean Penn, Into the Wild (2007), qu'on présente un peu trop rapidement comme l'esseulement décidé et mortel d'un sujet fatigué de « la société », cet espace du semblant et du « mal », et découvrant pour finir qu'il ne saurait y avoir de bonheur que partagé. Ce qui est précisément manqué dans cette compréhension du film est l'ensemble des moments ou un « faire société » se trouve exposé et réussi tandis de Chris McCandless poursuit sa route vers l'Alaska.

L'idée qu'il faut aborder la société dans ses moments est une idée centrale de la microsociologie d'Erving Goffman, héritée des travaux de G. Simmel et de G. H. Mead. Ceux qui parlent de la société comme donnée, disait Simmel, en parlent comme d'un organisme qu'ils croient connaître parce qu'ils en ont identifié les organes. Mais ils ne disent rien des flux et des tissus qu'ils ne savent pas nommer et sans lesquels ces organes ne seraient pas vivants. Sans l'émergence des flux qui circulent dans ces tissus, la société ne serait qu'une juxtaposition de systèmes et notre expérience de la vie en société serait impossible à penser. Se demander comment la société est possible ce n'est donc pas se lancer dans la recherche d'un acte fondateur d'association, mais s'interroger sur ce qui fait liant entre individus dont l'expérience commune passe de l'intimité à la banalité et de la coopération au conflit – de ce point de vue nous pouvons parler de la vie sociale en termes de plus et de moins, nous pouvons lui attribuer plus ou moins d'intensité ou de densité relationnelle, plus ou moins de consistance. Or ce « plus ou moins » de société est précisément un thème (comme on parlerait de thème musical) de notre film : Chris passe de sa famille au monde agricole du Middle West, de celui-ci à la communauté post-hippie du sud de la Californie, et de celle-ci enfin à la rencontre d'un vieil homme qui lui propose de l'adopter. Et ce faisant il passe par diverses modalités de l'entente et du malentendu. Mais ce avec quoi il rompt est une forme d'association – la famille – dont les membres ont unis leurs volontés sur un mensonge, par un contrat frauduleux qui menace puis ruine l'identité de chacun (pour reprendre les termes de Jane, la soeur de

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