DissertationsEnLigne.com - Dissertations gratuites, mémoires, discours et notes de recherche
Recherche

Nietzsche

Dissertation : Nietzsche. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoires
Page 1 sur 22

e s’ouvre le texte, étonnement exclamatif portant sur la possibilité de la vie : « Comment peut-on vivre ? » Cette question-exclamation souligne le caractère impossible de la vie : elle est insupportable, ou tout au moins elle le semble. Et en effet, qu’est ce processus sinon celui de l’apparition et de la destruction, de la naissance, de la vieillesse, de la maladie, de la mort, de la souffrance, des alternances de plaisir et de déplaisir ? La vie est une lutte continuelle que nous ne maîtrisons pas, que nous subissons. La vie est constituée d’une succession d’éléments simples, complexes, de beauté et de laideur, d’incertain, d’horrible, de douceur et de cruauté : elle est contradiction. De cette succession de contradictions surgit un épuisement et l’exclamation, signe de prise de conscience du caractère tragique de la vie, de la nature, du réel : Comment peut-on vivre ? Le doute s’est donc immiscé en nous, comme si un surplus d’efforts s’était achevé par épuisement passager, une baisse de tension. La question manifeste une certaine tonalité affective, une certaine Stimmung, comme chez Heidegger la question « Mais pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » peut surgir dans des moments d’angoisse –mais aussi de joie ou d’ennui. Le caractère radical, total du questionnement heideggerien n’est pas sans rapport avec celui qui nous occupe. Mais du coup, nous sommes bien tenus de mettre ici l’accent sur la dimension indistinctement physique et psychique du questionnement exclamatif. Certes nous sommes dans un texte philosophique portant sur la philosophie, certes la tentation est grande de nous rapporter à l’étonnement comme origine de la philosophie soit la version platonicienne ou aristotélicienne de la naissance de la philosophie. Oui, à partir du questionnement, à partir de la prise de conscience de l’ignorance, un élan est possible, une quête, celle de la connaissance, peut s’enclencher ; mais celle-ci doit être conçue dans le prolongement de l’énergie qui s’est jusqu’alors déployée sans aucune conscience, sans aucune finalité. En d’autres termes, la question n’est pas uniquement d’ordre intellectuel, elle est tout aussi bien viscérale : c’est le corps qui s’exprime ici, la conscience n’étant qu’une manifestation possible de celui-ci. Nulle quête purement intelligible ici, nulle activité désintéressée. Il ne s’agit pas, après avoir pris conscience de la dureté de l’existence, de tenter de s’en échapper en créant un arrière-monde ou un autre monde, pur, éthéré, exempt de toute souffrance. Non, ce réel, il s’agit de l’affronter et d’admirer la quantité de force qui s’y déploie.

Et de fait, immédiatement, s’impose l’évidence, le constat : « Et l’on vit cependant » C’est dire que nous avons trouvé les ressources, l’énergie, la force nous permettant de supporter la cruauté du réel : nous avons jusqu’ici résister à l’insupportable, rendu possible l’impossible…mais à notre insu. Ces ressources qui sont les nôtres sont comparables à celles que nous admirons dans la plante. L’étonnement s’est donc mué en admiration cette dernière supposant la dimension de la continuité : l’observation de ce qui nous entoure, de l’étant en totalité est source d’admiration tant le réel en totalité manifeste cette énergie créatrice permettant de franchir tous les obstacles : il s’agit de ramper, de grimper donc de lutter. Là s’exprime, s’exerce la Volonté de Puissance, la Wille zur Macht. Il s’agit d’étendre sa force, son action aussi loin que possible, ce qui représente un exceptionnel succès : comme nous le rappelle Nietzsche « Le vivant n’est qu’un genre de ce qui est mort, et un genre fort rare »[1] C’est l’incertitude de la vie, son besoin de tâtonner, d’errer qui fait finalement sa puissance ; comme la plante, elle se trouve face à la multiplicité, la sienne et la multiplicité des forces extérieures. Vivre c’est créer, accepter, rejeter, se tromper, ruser, inventer. Vivre c’est « créer sa propre joie » c’est adhérer à la vie dans sa totalité, à la réalité comme créatrice et destructrice, comme joyeuse et souffrante, c’est une exigence insatiable de démonstration de force. Eprouver de la joie c’est éprouver ce sentiment de puissance, ce sentiment qui accompagne cet accroissement de puissance, de force, cette intensité. Et c’est ce qui est admirable, ce que l’on admire dans la plante et dans l’homme ; ce courage, cette persévérance, ce conatus dirait Spinoza, ou effort pour persévérer dans l’être, soit le désir.

Mais ce courage, ce conatus connaissent une expression d’une intensité encore plus admirable, étonnante, remarquable ; un degré suprême d’affirmation et de résistance aux contradictions, à l’insupportable est atteint chez des êtres particuliers. Ce sont ces êtres qui occupent les deuxième et troisième moments du texte.

Ces êtres, ce sont les penseurs. De la même manière qu’il s’agissait d’observer et d’admirer la lutte de la plante, il s’agit ici de « prêter l’oreille à ce qui nous est raconté » au sujet de la vie des penseurs. Notons que leur vie en totalité, et non pas seulement leurs œuvres, doivent être l’objet de notre attention. Il ne s’agit pas de s’intéresser seulement intellectuellement aux penseurs mais de mesurer à quel point leur vie et leurs œuvres sont indissociables, sont des expressions de leur volonté de puissance. Ainsi Héraclite, réputé méprisant, et ayant écrit « La multitude des savoirs n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle l’aurait enseignée à Hésiode et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée », critique vis à vis du manque de droiture et de justice des adultes, et notamment ceux d’Ephèse (sa cité), a refusé d’être législateur pour eux parce que la cité était déjà sous l’emprise de sa mauvaise constitution. S’étant retiré dans le temple d’Artémis, il jouait aux osselets avec les enfants ; les Ephésiens faisant cercle autour de lui, il leur dit : « Pourquoi vous étonner, coquins ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire cela que de mener avec vous la vie de la cité ? » Pour finir, il prit les hommes en haine, et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissant d’herbes et de plantes.

« Il faut prêter l’oreille », être musicien, laisser résonner ces « possibilités de vie », les multiples expressions de l’énergie créatrice, ce déploiement indéfini de différences d’intensités, de points de vue ; il faut permettre la diffusion de « la joie et de la force », la propagation de l’énergie. Il y a une telle surabondance créatrice chez le penseur qu’elle se diffuse, nous imprègne et nous transmet un élan, une dynamique, une intensité que nous devons à notre tour explorer. Il s’agit d’imiter les penseurs, leurs vies mais pas au sens de dupliquer, de copier, de les singer. Il s’agirait bien plutôt d’agir en artiste, imitateur des autres artistes et de la nature dans le cadre de la mimèsis mise en valeur par Aristote dans sa Physique. Rappelons ses énoncés. Aristote dit tout d’abord (194 a) qu’en général « l’art imite la nature ». Puis, un peu plus loin (199 a), il spécifie cette relation générale de mimèsis : « D’une part, la téchnè mène à son terme (accomplit, perfectionne) ce que la phusis est incapable d’œuvrer ; d’autre part, elle imite. »

Il y a donc deux mimèsis : une mimèsis restreinte qui est la reproduction, la copie, la réduplication de ce qui est donné-déjà œuvré, effectué, présenté par la nature. Et puis il y a une mimèsis générale, qui ne reproduit rien de donné (qui ne re-produit donc rien du tout), mais qui supplée à un certain défaut de la nature, à son incapacité à tout faire, tout organiser, tout œuvrer -tout produire. C’est une mimèsis productive, c’est-à-dire une imitation de la phusis comme force productrice ou, si l’on préfère, comme poïèsis. Et qui accomplit comme telle, et mène à son terme, finit la production naturelle. Ce qui implique d’ailleurs de renverser le rapport traditionnel de l’art à la nature et décréter le premier, dans sa fonction même de suppléance, supérieur à la seconde.

Depuis les Grecs, depuis Platon et la détermination aristotélicienne de la technè, l’art est imitation, mimèsis. Nietzsche n’échappe pas, ne parvient pas à se soustraire à la puissance de cette détermination.

Cependant, à ses yeux, l’imitation à l’œuvre dans l’art n’est en rien une imitation passive. La mimèsis proprement artistique, c’est-à-dire la mimèsis productive ou productrice, est au contraire le degré le plus haut de l’activité. Cette énergie, activité nous la trouvons ici s’exerçant dans le penser, le penser étant compris comme l’activité du risque par excellence. Penser est une épreuve, relève de ce que l’on peut nommer l’expérience au sens premier du terme, expérience qui est tout aussi bien celle des navigateurs. Le latin experiri, « faire l’épreuve, l’essai de » est sans doute en rapport avec le grec peira, « expérience » et se rattache à la racine indo-européenne per « aller de l’avant, pénétrer dans » qui se retrouve dans les termes si expressifs suivants : péril, pirate, port. Le concept d’expérience renvoie donc au periculum, au péril, au danger, à l’épreuve, à l’idée de traversée d’un danger. L’expérience est au départ, et fondamentalement, une mise en danger. C’est ce sens que Nietzsche manifeste ici lorsqu’il établit le rapprochement entre la vie des penseurs et celle des navigateurs.

Nietzsche

...

Télécharger au format  txt (34.1 Kb)   pdf (249.1 Kb)   docx (18.3 Kb)  
Voir 21 pages de plus »
Uniquement disponible sur DissertationsEnLigne.com