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2Luc Boltanski commence donc par s'interroger sur les implications des analyses critiques qui placent en leur centre la notion de domination, et notamment sur la manière dont elles peuvent s'articuler avec la description sociologique. L'une et l'autre, observe-t-il, se caractérisent par leur position d'extériorité vis-à-vis du cours de la vie quotidienne, quoique de nature différente dans la mesure où la critique – qui est en fait métacritiquelorsqu'elle vise à saisir une globalité contrairement aux critiques morales formulées dans le cours des activités ordinaires – ajoute la dimension du jugement normatif à celui de la seule connaissance neutre que prétend viser l'expertise. Reste que, selon Boltanski, l'histoire des sciences sociales révèle que, loin de s'exclure, les projets descriptifs et critiques se sont développés en parallèle, dans une tension qui les a rendus étroitement solidaires. Elles peuvent être combinées dans une démarche qui peut conserver une prétention « scientifique ». Il s'agit alors d'entreprendre de dévoiler les contradictions immanentes à un ordre social existant à une échelle plus ou moins large. Cela peut passer par la convocation d'une anthropologie philosophique, c'est-à-dire le postulat de certaines potentialités constitutives de l'humanité que les institutions en place empêcheraient de réaliser, par la mise en évidence d'un écart entre les valeurs ou les règles affichées et les faits, ou encore par l'examen des attentes morales que les acteurs expriment dans leurs activités en montrant comment leurs possibilités d'expérimenter celles-ci sont cependant mises en échec par un pouvoir autoritaire. Si l'on admet en outre avec l'auteur que l'unique objet de la sociologie est constitué par « les manières dont les personnes, par leur activité réflexive, font et défont des collectifs » (p. 37), il apparaît alors quelque peu absurde de s'abstenir de la pratique critique quand il s'agit précisément de l'étudier au premier chef.

3La sociologie critique de la domination développée par Pierre Bourdieu, parce qu'elle accorde une large place à la violence symbolique, dont une des caractéristiques serait d'être méconnue par ceux qui la subissent comme, souvent, ceux qui l'exercent, réhabilitant d'une certaine manière la notion d'aliénation, fait cependant peu de cas des situations et surtout de la manière dont ceux qui les expérimentent les définissent, au profit de l'analyse des structures et des dispositions portées par les agents. Lasociologie pragmatique de la critique part ainsi d'un rejet de cette position de surplomb qui pose une asymétrie entre un sociologue éclairé et des agents aveuglés par l'illusio spécifique au champs dans lequel ils évoluent, et dans laquelle Boltanski voit d'ailleurs une résurgence de l'idéalisme platonicien. Il s'agit donc de « s'en retourner aux choses mêmes », inspiré en cela par deux autres courants sociologiques, celui du pragmatisme américain et de la morale durkheimienne, et de s'intéresser en particulier aux situations dans lesquelles l'action se confronte à la critique, ce que l'auteur avec Laurent Thévenot a qualifié de disputes (De la justification, Gallimard, 1991). Celles-ci représentent des moments particulièrement révélateurs dans la mesure où s'y font jour à la fois les contestations de l'ordre social et les justifications que les individus interpellés mettent en œuvre pour rendre compte de celui-ci. Les participants négocient en fait un certain état de la distribution de biens matériels ou symboliques, et doivent, pour ce faire, activer des principes de justice, autrement dit d'équivalence, qui les amènent in fine à mesurer leur propre valeur réciproque, soit leur grandeur,à travers divers moyens, des épreuves, qui spécifient les forces en jeu sans se limiter à l'ordre de l’argumentation. Si différentes échelles de valeur peuvent être convoquées par les acteurs – les auteurs en identifient six, qu'ils appellent des cités –, il faut cependant noter que la dispute nécessite cependant l'existence d'une structure implicite, une grammaire, commune.Les formats des épreuves sont ainsi institutionnalisés, ou plus exactement font l'objet d'un travail d'institutionnalisation, et c'est parce qu'elle accorde une attention importante à ce niveau que cette sociologie de la critique ne peut être réduite à une microsociologie. Si elle reconnaît du reste avec les tenants de l'individualisme méthodologique le caractère artificiel des sujets collectifs, elle ne les réduit pas pour autant à des agrégats d’acteurs individuels et prend au contraire au sérieux cette dimension de la vie sociale. Car c'est précisément dans sa capacité à monter en généralité,c’est-à-dire à passer d'un état fragmentaire à une reconnaissance collective, que va se jouer la réussite d'une entreprise critique dans sa lutte contre la domination ; et que, par l’affiliation fondée sur un critère tel que la classe ou la couleur de peau, les dominés vont pouvoir « trouver la force nécessaire pour accéder à une grandeur à laquelle ils ne peuvent pas, chacun pris isolément, non seulement atteindre, mais même prétendre » (p. 227). Luc Boltanski propose ainsi d’opérer une distinction, fondamentale à ses yeux, entre la réalité et le monde. La première renvoie à ce que chacun se représente comme étant « normal » dans une situation donnée, et qui résulte en fait d’une construction sociale cadrée dans une large mesure par les institutions, tandis que le second, emprunté à Wittgenstein, désigne « tout ce qui arrive », le flux de la vie qui se manifeste sans formatage préalable et échappe à tout projet de connaissance totale. La critique peut ainsi être appréhendée dans cette perspective comme consistant à opposer le monde à la réalité. Observant que les deux niveaux de la critique, méta- et ordinaire, sont interdépendants, l’une ne pouvant ignorer l’autre et s’en nourrissant, Luc Boltanski en déduit qu’il s’agit de tenir ensemble les programmessurplombant et pragmatique, en étant tout particulièrement attentif auxqualifications et aux épreuves (parmi lesquelles Boltanski distingue trois catégories : de vérité, de réalité et existentielles) que les agents sociaux mettent en œuvre, pour confirmer la réalité sociale, ou au contraire la critiquer en mettant en évidence les « possibles latéraux » qu’elle occulte. Boltanski renvoie ainsi dos-à-dos structuralisme et pragmatisme dans leurs versions absolues, et plaide pour une attention accrue aux institutions – concept, observe-t-il, aussi souvent invoqué qu’il est rarement défini dans l’analyse sociologique. Il avance ainsi qu’« une institution est un être sans corps à qui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est » (p. 117), et surtout qui, en énonçant la réalité, contribue à la faire. On retrouve ici la fonction performative mise en évidence par Austin, elle-même indissociable de processus de ritualisation, et qui semble aujourd’hui faire l’objet d’une véritable mode intellectuelle, avec toutes les dérives que cela induit. Reste que si les institutions représentent donc logiquement les premières cibles de la critique, il s’agit pour autant de ne pas ignorer leur utilité dans la mesure où elles permettent sinon de résorber, tout au moins de réduire l’incertitude constitutive du monde pour la rendre tolérable. Ainsi, « le problème avec les institutions, c’est qu’elles sont à la fois nécessaires et fragiles, bénéfiques et abusives » (p. 130). C’est justement dans cette contradiction que peut s’introduire la critique afin de dévoiler le caractère incomplet et contingent de la réalité, en évitant toutefois de tomber dans l’aliénation vers laquelle peut la pousser la pulsion dusoupçon. Privée d’objet, elle devient mue par le seul désir et peut par exemple en venir à imputer une intentionnalité globale à la réalité, autrement dit à la présenter comme l’objet d’un complot. Nécessité des institutions et possibilité de la critique sont ainsi reliés par ce que l’auteur qualifie de contradiction herméneutique, ajoutant que les arrangements qui servent à la mettre en forme tout à la fois pour l’incarner et la dissimuler dans une société historique donnée définissent en fin de compte sonrégime politique. Et ce qui va caractériser en premier lieu celui-ci est bien le rôle qu’il va conférer à la critique face au pouvoir institutionnel. S’il peut être tentant de caractériser la modernité comme « l’accroissement progressif de la place laissée à la critique » (p. 183), Luc Boltanski note qu’il s’agit davantage d’une complexification des formes de domination, dont les dispositifs n’excluent désormais plus la critique et le changement mais au contraire s’appuient sur eux, ainsi qu’il l’avait déjà analysé avec Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Ce nouveau mode de gouvernance s’appuie en particulier sur une justification essentiellement instrumentale et gestionnaire, que documentent par ailleurs de nombreux travaux (concernant la manière dont cette logique dumanagement pénètre en particulier l’action publique, voir notamment Pierre Lascoumes et Patrick le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences-po, 2004 ou Philippe Bezes, Réinventer l’État, PUF, 2009) – même si comme le rappelle judicieusement l’auteur, « le capitalisme

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