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Brutalisation Des Soldats

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ainsi permis d'aborder l'analyse des nouvelles formes de la guerre mais aussi, et peut-être surtout, d'étudier la question des sociétés en guerre, c'est-à-dire le front et l'arrière qui deviennent indissociables dans la compréhension de la Grande Guerre. Plus récemment, la Première Guerre mondiale est devenue l'objet d'une analyse comparée avec la Seconde Guerre mondiale, au point de contextualiser la deuxième dans la continuité de la violence de guerre de la première, afin d'en faire ressortir le franchissement de seuils de violence entre les deux.

C'est dans cette même perspective que l'historien américain G. Mosse a d'ailleurs forgé le concept de "brutalisation", au sens anglo-saxon de "rendre brutal", afin de caractériser le tournant culturel suscité par le premier conflit mondial ainsi que les répercussions sur l'Europe de l'entre-deux-guerres. Il est intéressant de remarquer que son ouvrage Fallen soldiers. Reshaping the memory of the world wars fut traduit en français en 1999 : De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisationdes sociétés européennes. L'introduction des concepts de totalitarisme et debrutalisation, opérant ainsi un glissement de sens par rapport au titre initial de l'ouvrage, soulève en lui-même les questions fondamentales qui s'inscrivent au cœur du sujet soumis à notre réflexion. G. Mosse s'attache à montrer le poids de l'"expérience de guerre" dans la "brutalisation du champ politique", en particulier lorsdes premières années de l'Allemagne de Weimar, et corrélativement, son rôle primordial dans l'avènement du nazisme, afin de procéder ensuite à une généralisation de cette thèse, présentée comme une histoire anthropologique et culturelle de la Grande Guerre et de ses effets sur les sociétés européennes d'après-guerre.

Ce qui frappe dès lors, c'est l'impression d'homogénéité que le terme de [brutalisation] véhicule, de telle sorte que toutes les sociétés européennes, sans exception, auraient été "brutalisées" de la même façon par la guerre. Cependant, force est de reconnaître que les sociétés ont vécu l'expérience de la guerre différemment et ont ainsi suivi des trajectoires d'après-guerre divergentes d'un pays à l'autre, ne convergeant pas toutes vers un "totalitarisme" ou une autre forme de "brutalisation".

Cela nous amène à poser plusieurs questions. Comment caractériser la brutalité de la Grande Guerre ? Dans quelle mesure la Grande Guerre a-t-elle brutalisé certaines sociétés européennes ? Outre l'"expérience de guerre" vécue par les sociétés, ne faut-il pas prendre en compte d'autres facteurs susceptibles d'expliquer leurbrutalisation ou, au contraire, leur "démobilisation culturelle" ?

Après avoir contextualisé la brutalité des sociétés européennes dans un cadre historique plus large et reconfiguré les concepts de brutalisation et de culture de guerre, en confrontant les différentes interprétations historiographiques de la Grande Guerre, nous procèderons à une analyse comparée des phénomènes debrutalisation de différentes sociétés européennes, afin de montrer que la thèse de labrutalisation, si utile soit-elle à l'analyse des sociétés d'après-guerre, est à relativiser.

1. La contextualisation de la violence de la Grande Guerre et la nécessaire reconfiguration de la "brutalisation" des sociétés européennes : les limites de l'historiographie culturelle de la Grande Guerre

1 1.1. La violence de la Grande Guerre : radicalisation des violences de l'Europe du XIXe siècle et préfiguration de la brutalité de la Seconde Guerre mondiale

1 1.1.1. La Grande Guerre : brutalisation nouvelle ou sociétés européennes déjà brutalisées ?

Les historiens de la Grande Guerre s'intéressent à la fin du XXème siècle, à l'expérience culturelle de la guerre de 1914-1918, qui selon eux "voit l'avènement d'une violence entièrement nouvelle de l'affrontement entre nations" [4]. Mais, poser la question de la [brutalisation] des sociétés par la Grande Guerre, nous amène à nous demander si la Grande Guerre engendre vraiment une nouvelle forme de brutalité qui rompt avec les formes de violence qui l'ont précédée. Autrement dit, la Grande Guerre a-t-elle brutalisé les sociétés européennes ou a-t-elle simplement [radicalisé] une culture de guerre qui existait déjà avant 1914, à l'extérieur desfrontières des sociétés européennes, dans les colonies, mais aussi dans les Balkans, zones de guerre, tout comme à l'intérieur des frontières (entre les classes sociales) ? Pour répondre à ce problème, considérons d'abord les deux exemples proposés par I. Geiss dans ses réflexions sur la guerre totale au XXème siècle.

En effet, certaines formes de violences qualifiées par les historiens de la Grande Guerre de "nouvelles et propres" à la Première Guerre mondiale, avaient préalablement été testées à grande échelle dans les territoires colonisés. Ainsi I. Geiss montre, avec pertinence, comment la guerre coloniale des Boers [1899-1902] fut le premier cas de recours systématique - par les Britanniques - aux camps de concentration pour les civils, afin de les "nettoyer" : "The Boer War was a hangover from imperial conquest in the 19th century, heralded "novelties" and contributed to the constellation of 1914" [5]. On retrouve le même phénomène avec les Espagnols à Cuba et les Américains aux Philippines, où la violence coloniale est amplifiée par l'écart technologique avec les autochtones et par une déshumanisation croissante de l'ennemi. I. Geiss écrit à propos de la guerre des Boers : "Technical superiority and military discipline turned colonial wars into one-sided massacres of Africans" [6].

Ces violences inhérentes à un "darwinisme social" [7], caractéristique de la culture de guerre européenne du XIXe siècle, sont durant la Première Guerre mondiale reproduites notamment sur le front Est. Dans War Land on the Eastern Front, V. Liulevicius le montre bien en expliquant les violences allemandes commises à l'égarddes populations envahies par la peur et l'inexpérience des armées du début de la guerre, et par le climat de suspicion à l'égard de ces populations qui incarnent la "barbarie" ou le "East primitive chaos" [8] selon les mots de Liulevicius. Les Allemands, persuadés de leur supériorité ethnique, se sentent ainsi investis d'une mission civilisatrice qui leur permet de commettre toutes sortes de violences pour parvenir à imposer leur "Kultur" afin de transformer la [barbarie] des populations envahies en des individus "civilisés". On reconnaît bien là l'héritage de la violence coloniale.

Le deuxième exemple que nous donne I. Geiss est celui des Balkans où les guerres de 1912-1913 peuvent être considérées comme un prélude aux violences de la Première Guerre mondiale. En effet, la "Question d'Orient" a engendré à la fin du XVIIIème siècle des révoltes et des guerres, culminant dans la guerre russo-turque de 1877-78, accompagnées de massacres et provoquant le déplacement, par l'armée russe, d'environ un demi million de réfugiés vers Constantinople. Cette violence perpétrée contre les Turcs a eu des conséquences directes sur la Grande Guerre et annonce le génocide arménien de 1915 : "This traumatic shock aroused the fervor of assimilationnist Turkish nationalism à la française to preserve the Ottoman Empire, only to whip up more violence from above and below, first against Armenians with the climax of genocidal Armenian massacres during the First World War, in 1915-1916" [9]. Ainsi, on le voit bien, notre compréhension des phénomènes de labrutalisation pendant la Grande Guerre est indissociable de l'analyse des violences perpétrées avant 1914, ce qui "désacralise" le caractère novateur de la brutalité de la guerre de 1914-1918.

Enfin, certaines violences perpétrées pendant la Grande Guerre demeurent incompréhensibles si on n'y voit pas la "réactivation" des tensions latentes dans la société même, et notamment l'exacerbation des antagonismes de classes. Prenons l'exemple russe : les violences commises au sein même de l'armée russe ne peuvent être appréhendées qu'en prenant en compte le "rejeu" de la fracture profonde entre les "deux Russies", l'une rurale et pauvre dominée par l'autre Russie, urbaine et embourgeoisée. C'est ce que nous montre N. Werth : "les soldats voyaient en leurs officiers supérieurs les représentants des classes supérieures, qui faisaient sciemment couler le sang des soldats afin d'exterminer tous les moujiks, pour qu'ils ne s'attaquent plus jamais aux grandes propriétés" [10]. Ainsi les journées de février 1917, durant lesquelles les marins de Kronstadt mutilèrent et assassinèrentdes centaines d'officiers, ainsi que les autres massacres d'officiers perpétrés par lessoldats à la suite du putsch de Kornilov, sont des violences indissociables d'une revanche sociale des soldats-paysans à l'égard des classes supérieures. Le retourdes soldats dans les campagnes rappela les troubles agraires de 1905-1906, notamment avec la

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