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Les Colchiques

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l'harmonica ». Le spectacle paraît plutôt souriant, au premier abord. L'allitération des consonnes gutturales sourdes [k] et des dentales en témoigne : « Les enfants de l'école viennent avec fracas// Vêtus des hoquetons et jouant de l'harmonica ». La description se veut réaliste : ils sont habillés de « hoquetons », c'est-à-dire de capes de coton, ou de vestes en toile à larges manches. Cette sortie de classe, pleine de mouvement et de gaieté, rompt avec la langueur, la lenteur du vers précédent « Les vaches y paissant//Lentement s'empoisonnent ». Le rythme nonchalant, presque lancinant, de ces deux îlots isométriques (hémistiches hexasyllabiques qui forment un alexandrin parfait, mais déboîté), est bouleversé. L'écoulement du temps semble connaître un sursaut, une temporalité surgit au beau milieu de l'horizontalité du décor. Le temps paraissait comme suspendu pour l'éternité au vers précédent : « Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne ». Surgissent alors les enfants et bien sûr, en filigrane, la figure, le visage de l'institutrice avec ses yeux « couleur de cerne et de lilas ». Les écoliers se livrent à la cueillette des colchiques, dans l'euphorie de la sortie de classe. Cette ambiance euphorique rompt également avec le sentiment de tristesse et de mélancolie évoqué à la fin du quintil. Point de poème délicat ou mélodieux ici, à la manière de Verlaine, peuplé de colombines, de rayons de lune ou de jardins enchantés. Mais au contraire un mélange de sensations (euphorie et dysphorie), de mouvements (antithèses entre l'adverbe « lentement » et le syntagme prépositionnel « avec fracas »). Le verbe pronominal réfléchi (empoisonner) est récurrent. Aux murmures sanglotés, aux gémissements des bestiaux succède une musique stridulente, celle des harmonicas. Nous passons d'un mouvement alenti, d'un glissement lent vers la mort à un mouvement plein de vie, d'exubérance. Guillaume Apollinaire ne parle pas de l'automne ou de la Nature comme d'une entité abstraite (caractéristique du romantisme, chez Baudelaire notamment). Dans ce poème, la nature est tournée vers l'homme, comme si ses éléments (fruits, fleurs, animaux) avaient une valeur symbolique anthropocentrique. Ce tableau bucolique laisse apercevoir dans le vers antépénultième « le gardien du troupeau », le berger qui « chante tout doucement ». Image bucolique du pastoureau, du bonheur, à l'unisson des bêtes qui mugissent dans le vers pénultième (« Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent»). La douceur , presque monotone, du décor est accentuée par les assonances en [an) que le poète laisse en javelle tout au long de ses vers (« lentement », « s'empoisonnent », « vent dément », « chante tout doucement », « lentes et meuglant », « grand pré »...). Tout le monde chante, ici, sauf le poète qui se laisse aller au désenchantement. Cette opposition se retrouve dans la structure oxymorique du poème. Dès le vers liminaire du quintil, le substantif « pré » est assorti de deux adjectifs qualificatifs attributs du sujet, « vénéneux » et « joli ». Les deux qualifiants ou caractérisants sont liés grâce à une conjonction de coordination (« mais ») à valeur adversative. Un écho sonore rappelle ce premier vers à la fin du tercet: le pré « joli » cède la place à un pré « mal fleuri ». Les voyelle fermées et [é) suggèrent par un mimétisme phonique la meurtrissure du poète, la douleur du « Mal-Aimé ». Le texte s'achève donc par une image de mutilation, ou de lente agonie. Cette nature nous fait penser aux tableaux de Camille Corot (1796-1875), notamment celui qui a pour nom « La route de Sèvres ». Mais aussi à ceux de Jean-François Millet (1814-1875), pastelliste, dessinateur et graveur français, célèbre pour ses scènes paysannes empreintes de recueillement. Ou bien encore aux toiles du peintre et lithographe Gustave Courbet (1819-1877), qui fut l' initiateur du mouvement réaliste français du XIXe siècle..

L'évocation de cette nature champêtre et de cette vie rustique nous fait songer également à l'école de Barbizon qui fut particulièrement inspirée par le romantisme de la nature, et contribua au développement du réalisme dans la peinture paysagiste française. Ses artistes peignaient les animaux avec le souci constant transmettre le caractère et l'humeur de leurs sujets (Corot, Courbet, Millet, Rousseau, etc...). Mais le paysage rustique, chez Apollinaire, n'a rien d'idyllique dans ce poème. Tout comme l'amour, d'ailleurs....Il n'est pas question d'une nature idéalisée. Point de lys dans ce poème ! Apollinaire se souvient sans doute des critiques acidulées que Rimbaud adressait jadis à Théodore de Banville, lui reprochant ses mièvreries poétiques : « Des lys ! des lys ! On n'en voit pas !/quand Banville en ferait neiger/Sanguinolentes, tournoyantes ». Guillaume Apollinaire garde en mémoire, peut-être, les recommandations du prince des poètes, Victor Hugo : « Cessez de poursuivre les Grâces // Avec deux rimes pour échasses// Dépouillez vos erreurs banales ;//Vos pastourelles virginales// Sont des filles de régiments ;Vos flots troublés sont des eaux sales ;// Vos génisses et vos cavales// Sont des vaches et des juments ».

B. Le colchique au tout premier plan du tableau

Le mot colchique est dérivé de Colchide, nom d'une région désertique à l'est de la Mer Noire en Asie Mineure (actuelle Géorgie). La Colchide était la patrie de l'empoisonneuse Médée (fille du roi de Colchide Aétès et soeur de la magicienne Circé). La légende veut que la magicienne Médée laissa tomber une goutte de l'un de ses poisons et donna ainsi naissance au colchique. Le colchique ou « narcisse d'automne », « safran des prés » est une plante vénéneuse, un poison très violent : c'est pourquoi on l'appelle aussi le « tue chien » (cf vers 2 et 3 : "Les vaches y paissant // Lentement s'empoisonnent »). Le colchique d'automne a un bulbe piriforme (en forme de poire) et porte une corolle de couleur mauve, violette, lilas (vers 4 "le colchique couleur de cerne et de lilas"). Le poète établit une comparaison aux vers 5 et 6 : "tes yeux sont comme cette fleur là/ Violâtres comme leur cerne et comme cet automne". Guillaume Apollinaire file la métaphore.

Après la pollinisation, les ovules fécondées demeurent à l'état dormant sous terre jusqu'au printemps suivant alors qu'au même moment se forme un bourgeon de remplacement à la base de la tige. C'est pourquoi on appelait à l'époque médiévale le colchique "filius ante patrem" (le fils avant le père). Ce qui permet d'expliciter le sens bien énigmatique des vers 10 et 11 : "Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères/ Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières". Ce joli pré fait penser au Jardin d'Eden des textes vétéro-testamentaires (Genèse), mais il s'agit plutôt d'un jardin délaissé, abandonné, comme si le poète avait été éconduit de ce paradis, et condamné désormais à vivre à « l'Est d'Eden ». La couleur mauve-lilas, couleur délavée, motive le pressentiment d'un amour qui s'effiloche, d'une déglingue des sentiments....Le colchique d'automne suggère symboliquement la fin d'une passion amoureuse (cf les expressions « l'automne d'un amour », « l'automne d'une vie » pour exprimer la rupture amoureuse ou la fin d'une vie). L'errance des vaches redouble ce motif de la séparation amoureuse et du sentiment d'abandon ressenti par Apollinaire. On comprend bien que pour le jeune Guillaume, la vie, désormais, n'a plus de but précis.

Cette errance est également fortement soulignée par l'élasticité métrico-prosodique des vers qui se ramènent tous, peu ou prou, à l'alexandrin. Le vers, caractérisé par son élasticité, à condition de fermer les oreilles sur d'insolites apocopes (« Fill(es) de leurs fill(es)...) , s'ouvre à des potentialités diverses, à des variations rythmiques. Mais le noyau d'ancrage reste la structure dodécasyllabique. Autrement dit, l'élasticité à la fois métrique et prosodique ouvre sur un accord non résolu avec le vers classique (image du couple amoureux désaccordé), sur un déséquilibre (accentué encore par l'absence de ponctuation dans le poème) et donc sur une dissonance. La métrique n'est pas plus stable que le cadre évoqué et que les sentiments suggérés. La structure strophique du poème (septain, suivi d'un quintil, puis du tercet) participe également à ce processus d'étirement, qui semble interminable. Comme si rien n'était achevé, avant le dernier vers qui tombe comme un couperet : « Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne ». Il s'abandonne à la tourmente (évocation du « vent », assorti d'un adjectif qualificatif « dément ». L'hypallage laisse deviner une personnification : les sentiments, les égarements du cœur emportent le jeune amant dans la tourmente. Ses sentiments, comme des rafales, le plongent dans une sorte de somnolence abasourdie, dans un état de nonchalance désabusée, ou de tétanie.

[phrase de transition vers la deuxième partie du commentaire]

Cette impression de désenchantement s'explique par l'expérience amoureuse qu'a vécue

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