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Littérature comparée

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Par   •  16 Novembre 2022  •  Dissertation  •  3 995 Mots (16 Pages)  •  222 Vues

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Dissertation de littérature comparée

Jean Racine affirme, au sujet du héros tragique, qu’« il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, et tombe d’une félicité et d’un rang très considérable dans une grande misère[a]. » La vision du dramaturge s’accorde avec la conception classique de la tragédie, perçue comme la représentation de la chute du protagoniste, de ce que nous pouvons nommer son « expérience tragique ». Cette idée a été développée par le critique littéraire Northrop Frye, qui s’intéresse aux grands principes de la tragédie. Pour lui, l’expérience tragique signifie que « l’héroïque et l’infini ont été ; l’humain et le fini sont ». Dans ce jugement, l’« expérience » renvoie avant tout, semble-t-il, au vécu du personnage de tragédie éprouvant sa propre déchéance. En effet, le critique oppose l’absolu à la finitude humaine, en inscrivant le premier dans un passé révolu et la seconde dans un présent en cours (comme le souligne l’emploi de l’italique sur les temps verbaux) : l’expérience tragique s’apparente dès lors à un processus dépréciatif [b]faisant passer le personnage d’un état à un autre. En somme, elle correspondrait à l’épreuve de la finitude de l’homme déchu d’une grandeur suprahumaine – expérience d’une déchéance[c] qui serait applicable à toute tragédie. Le Roi Lear (1606) de Shakespeare semble confirmer cette thèse de Northrop Frye, puisque l’œuvre expose la chute d’un roi puissant s’abîmant dans la folie. D’autres tragédies, toutefois, offrent des illustrations plus ambiguës de l’expérience tragique telle que l’entend le critique. Sophocle, dans Philoctète (409 avant J.-C.), présente a priori un mouvement inverse, à savoir l’ascension[d] du protagoniste, de sa déchéance à son retour final à l’héroïsme. Quant à Beckett, dans Fin de partie (1957), les notions mêmes d’héroïsme et d’évolution sont mises à mal dans un monde où règne la décrépitude, la menace du néant, et une temporalité floue. Le problème qui se pose à nous est donc de savoir si, dans nos trois pièces, l’expérience tragique équivaut bel et bien à la chute du personnage ou si, au contraire, elle admet une coexistence de l’éternel et du mortel, du prodigieux et du commun – ce qui remettrait en question la fatalité de l’expérience, et donc sa portée tragique.[e]

Certes, la tragédie expose souvent aux yeux du spectateur la chute d’un personnage éprouvant ou ayant éprouvé la tragique expérience de la déchéance, d’un statut suprahumain au commun des mortels. Mais nous pouvons penser l’expérience tragique avec plus de nuances : le processus n’est pas aussi tranché que le suppose Northrop Frye, les frontières entre les dimensions antithétiques que sont l’héroïsme et la finitude s’avèrent poreuses, elles permettent leur entremêlement. Dès lors, l’expérience tragique peut être variable et ne saurait se définir seulement à partir de son seul déroulement. Il devient alors intéressant de se pencher sur les conséquences du processus tragique plutôt que sur le processus en lui-même. Ses effets sur la psyché se caractérisent par une crise du sens et l’apprentissage qui découle de cette crise, deux éléments qui peuvent constituer le socle de l’expérience tragique[f].

Dans un premier temps, nous chercherons à démontrer en quoi notre corpus soutient la thèse de Northrop Frye, c’est-à-dire en quoi l’expérience tragique peut se définir comme le déchirement du personnage basculant de « l’héroïque » à « l’humain », de « l’infini » au « fini ». Cela suppose, comme le souligne le critique, une tension entre deux temporalités[g], entre la monstration d’un présent douloureux et la souvenance d’un passé prodigieux. Sophocle, dans Philoctète, met en perspective le passé héroïque du personnage et son présent douloureux, sauvage, reclus. Lors de son premier échange avec Néoptolème, Philoctète oppose sa lignée et son statut glorieux, s’affirmant comme « le fils de Péas » et comme « celui-là même dont tu as peut-être déjà entendu dire qu’il est le possesseur des armes d’Héraclès » (p.306), à ses malheurs, sa souffrance et la trahison subie : « ce Philoctète que les deux chefs de notre armée, ainsi que le roi des Céphaloniens, ont jeté ici ignominieusement, abandonné de tous, alors qu’il se mourait de ce mal féroce qu’avait férocement imprimé dans sa chair une vipère tueuse d’hommes. » (p.306). Ces « armes d’Héraclès », à savoir l’arc et les flèches, témoignent bel et bien de la déchéance de Philoctète : elles symbolisent l’héroïsme mais sont employées pour la chasse, rôle nourricier, primitif, purement utilitaire. Elles renvoient donc au passé glorieux tout autant qu’au présent déplorable. Ce jeu des temporalités est d’autant plus frappant dans Fin de partie de Beckett : Hamm évoque un passé lointain, dans lequel Clov « [n’était] pas encore de ce monde », et raconte ses bons souvenirs en compagnie d’un fou : « Il faisait de la peinture. Je l’aimais bien. J’allais le voir, à l’asile. Je le prenais par la main et le traînais devant la fenêtre. Mais regarde ! Là ! Tout ce blé qui lève ! Et là ! Regarde ! Les voiles des sardiniers ! Toute cette beauté ! » (p.60-1). L’irruption d’une parole antérieure, qui se mêle directement au discours présent de Hamm s’adressant à Clov[h], permet de rendre plus vivant le souvenir décrit. En invitant le peintre fou à contempler « toute cette beauté », Hamm invite aussi Clov et le spectateur à se représenter la scène. La répétition du verbe « regarder » à l’impératif, la manière dont Hamm donne à voir, suggère qu’il n’était pas aveugle en ce temps-là. Il présente une époque idéale, « la belle époque », dans laquelle il n’était pas encore diminué physiquement, mais aussi dans laquelle le monde n’était pas détruit, vide, « zéro », comme le dit Clov à plusieurs reprises. L’expérience tragique peut ainsi se caractériser par le basculement d’une dimension à une autre – de « l’héroïque » à « l’humain » pour reprendre les termes de Frye – dans un mouvement de chute du protagoniste.

Cette chute est traditionnellement causée par une hamartia, une erreur du personnage entraînant le processus tragique de la déchéance[i]. Shakespeare en donne une illustration exemplaire dans Le Roi Lear : le souverain confond la sphère politique et la sphère familiale, il décide de départager son royaume entre ses trois filles, attribuant le plus de biens à celle qui saura exprimer l’amour le plus fort. Ce concours d’éloquence révèle l’hybris du père, c’est-à-dire sa démesure par son désir d’un amour exclusif. Cette démesure est la source de son aveuglement : il ne voit pas l’hypocrisie de Goneril et Régane, pas plus qu’il ne comprend le silence de Cordélia. Par cette erreur, Lear non seulement se crée inconsciemment des ennemis, amorçant les machinations politiques des deux sœurs, mais il se prive en plus de ses adjuvants en bannissant Kent, fidèle serviteur, et en reniant sa fille Cordélia. Goneril tient à ce sujet des paroles éclairantes à l’acte II, scène 4, après avoir rejeté Lear parce que celui-ci refuse de se séparer de ses chevaliers : « Bien de sa faute ! C’est lui qui s’est privé de repos. Qu’il goûte aux conséquences de sa folie ![j] » (p.122)[1]. Nous retrouvons une trace de cette hamartia dans Fin de Partie, avec « l’accident de tandem » estropiant Nagg et Nell qui ont perdu leurs « guibolles » (p.29), les réduisant à vivre dans des poubelles. Il s’agit toutefois d’une simple mention concernant des personnages secondaires. L’erreur humaine tend plutôt à être remplacée, dans cette pièce, par l’écoulement du temps et l’enlisement dans l’habitude [k]qui engagent le processus implacable de la décrépitude.

Cette variation dans l’origine, la cause de l’expérience tragique, nous conduit à questionner la stabilité de l’expérience elle-même[l]. Nous venons de démontrer en quoi les œuvres de notre corpus répondent à la logique régressive de l’expérience tragique selon Northrop Frye : nous nous attacherons désormais à découvrir les limites de cette position, en prenant en considération le possible dialogue des dimensions opposées, « l’héroïque » et « l’humain », « l’infini » et « le fini ».

Contrairement au jugement de Northrop Frye, qui expose un phénomène clairement borné, délimité entre un passé, un évènement, et un présent bien distincts, on peut être amené à penser l’expérience tragique comme un processus aux frontières temporelles poreuses permettant une coexistence de « l’héroïque » et de « l’humain », de « l’infini » et du « fini ». En effet, on remarque que le protagoniste peut conserver des traces d’héroïsme même au plus profond de sa déchéance. Dans Fin de Partie, cela se traduit par la résistance des personnages face à la décrépitude du monde, comme l’illustre la métaphore du gravier employée par Hamm : « L’infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. » (p.52). Les personnages, leurs objets, leurs paroles, tous leurs faits, aussi petits et insignifiants puissent-ils paraître, font obstacle au néant. Si leur corps vieilli, affaibli, invalide témoigne de leur dégradation et de leur mortalité, leur esprit, lui, peut conserver une réelle aspiration à la grandeur. Ainsi Hamm présente-t-il une histoire dont il est à la fois le narrateur et le héros : il se figure, par la fiction, capable de subvenir aux besoins d’autrui en offrant de la nourriture – cette même nourriture qui semble constamment manquer aux personnages. « Je vous donne du blé, un kilo, un kilo et demi, vous le rapportez à votre enfant et vous lui en faites – s’il vit encore – une bonne bouillie (Nagg réagit), une bonne bouillie et demie, bien nourrissante. » La didascalie rappelle la malnutrition des personnages, qui s’alimentent d’un rien (un peu de bouillie, un bout de biscuit, une dragée…). Cela entre en contraste avec les adverbes et les adjectifs quantitatifs mélioratifs (« bonne », « et demie », « bien nourrissante ») employés par Hamm, qui le placent en position de père nourricier et de donateur. Si cette aspiration à l’abondance et à la charité, forme d’héroïsme, ne semble exister que par la fiction et les mots dans Fin de Partie, elle prend une tournure bien plus concrète dans l’œuvre de Shakespeare[m]. En effet, nous trouvons en Edgar et Kent des exemples d’hommes subissant une dégradation imméritée mais conservant malgré tout leur grandeur, leur étoffe « héroïque[n] ». Kent incarne le modèle du serviteur fidèle qui, même après avoir été menacé et exilé par son maître, continue de le servir secrètement, il est « Kent le banni, qui déguisé suivit le roi, son ennemi juré, et le servit » (p.237).

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