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« Je Hais Les Livres ; Ils n'Apprennent Qu'à Parler De Ce Qu'On Ne Sait Pas. », Écrit Jean-Jacques Rousseau Dans Son Essai Sur l'Éducation, l'Émile.

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senter des faits réels, infléchit cette relation pour influencer le lecteur. Ainsi, le contemporain de Bougainville, qui lisait son Voyage autour du monde au XVIIIe siècle, connaissait-il Tahiti ? Dans quelle mesure pouvait-il croire à l'existence d'une île paradisiaque qui correspondait en tous points à la représentation de l'Éden dans la Genèse et aux idéaux des Lumières ? Car un examen un peu critique des descriptions de Tahiti proposées par Bougainville laisse apercevoir les revendications de l'auteur au coeur d'un texte qui se veut d'abord informatif. Le talent de cet auteur, reconnu d'ailleurs par Diderot, est d'avoir ainsi conjugué la relation de voyage avec la transmission de ses idéaux. Par conséquent, il semble que toute littérature ait pour intention, plus ou moins avouée, de persuader son lecteur, d'exercer sur lui une pression qui modifie sa vision du monde. L'accès à la connaissance, s'il est permis par certains ouvrages, n'est ainsi jamais totalement objectif, ni direct.

Or cette pression exercée par la lecture, qui modifie l'esprit du lecteur sans qu'il en ait conscience, peut représenter un véritable danger. Pensons par exemple à l'impact que le portrait des indigènes d'Amérique par Christophe Colomb a eu sur le devenir de ce peuple. Ces indigènes ont été asservis à l’issue d’une conquête que les Européens, sur la foi du témoignage rapporté par le navigateur, pensaient juste. La dangerosité du livre est particulièrement sensible dans le cas des enfants, auxquels songe Rousseau dans l'Émile. Bien avant lui, Platon avait émis l'idée que les mythes et autres contes pervertissaient les esprits, en leur faisant accroire des choses fausses. Et un romancier tel que Flaubert, lorsqu'il crée le personnage de Madame Bovary en 1857, dénonce cet effet de la lecture : parce qu’Emma, enfant, a baigné dans une mauvaise littérature sentimentale, elle croit à des billevesées, à l'existence des princes charmants, à la possibilité d'un monde féérique ; et cette éducation par la lecture, qui l'a rendue incapable de vivre dans le monde réel, la conduit finalement à la mort.

Les livres exercent donc une pression d'autant plus dangereuse qu'elle est implicite : alors que le lecteur va chercher de la distraction ou de l'information, il subit la force de persuasion du livre, et la lecture peut profondément le tromper sur le monde. D'où vient cette force, que Rousseau dénonce avec vigueur ? Elle vient de l'habileté rhétorique des auteurs qui savent jouer des mots et des images pour impressionner le lecteur, et imprimer en lui ce qu'ils veulent lui faire croire. Le livre est une arme redoutable de séduction : lorsque Montaigne construit ses Essais, bien qu'il dise écrire « à sauts et à gambades », son oeuvre présente cependant un art rhétorique certain. Plus encore, le livre brouille souvent les pistes entre le réel et l'imaginaire ; ainsi, Marco Polo truffe le récit de son voyage en Asie par l'insertion de « merveilles » destinées à stimuler l'imaginaire de son lecteur ; et Jean de Léry, lorsqu'il rapporte le Voyage qu'il fit en terre de Brésil, n'hésite pas à insérer une conversation fictive entre lui-même et un vieillard indigène. Le talent d'un auteur lui permet donc de mêler le vrai et le faux, de masquer ses méconnaissances. Ainsi, par la lecture, tout un chacun peut lui-même apprendre à « parler de ce qu'[il] ne sait pas ».

À bien y regarder, le livre repose donc sur un artifice propre à nourrir la méfiance exprimée par Rousseau : tous les propos peuvent y être tenus, et, pire encore, tous peuvent convaincre ou persuader à partir du moment où l'auteur fait preuve d'habileté. Mais si le lecteur est avisé, il peut aussi entrer dans le discours de l'auteur de manière critique ; car le livre est aussi une conversation engagée entre le lecteur et ce dernier.

Tout livre est donc discours, mais un discours qui, même s'il a une portée universelle, engage plusieurs conversations : la première d'entre elles s'instaure entre l'auteur et le lecteur ; la deuxième met en relation l'auteur du livre avec d'autres auteurs, et, comme dans un réseau, le lecteur est donc lui-même intégré à cette conversation à multiples interlocuteurs. Ainsi sollicité, le lecteur est finalement en conversation avec lui-même.

Si « les livres n'apprennent qu'à parler », c'est sans doute parce que chaque livre est une conversation. Dans le prologue de Gargantua, Rabelais s'adresse directement au lecteur pour l'inviter à percevoir le sens caché du livre, à « sucer la substantifique moelle ». De même, Montaigne adresse ses Essais au lecteur, qu'il tutoie en signe de familiarité : « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur » ; et dans ce même passage, il prévient aussi le lecteur, avec auto-dérision, que son livre ne traite pas de sujet sérieux : «Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain». Montaigne ne prétend donc pas enseigner quoi que ce soit, mais privilégie l'échange avec le lecteur. De même, on trouve souvent dans le discours littéraire des marques de connivence qui installent une relation de proximité entre l'auteur et son lecteur : Cyrano de Bergerac, par exemple, multiplie dans L’autre monde ou les états et empires de la lune les allusions à des oeuvres connues, les traits d'humour, autant de procédés qui font du discours littéraire une conversation entre l'auteur et le lecteur.

L'auteur d'un ouvrage littéraire participe à une conversation qui le dépasse et l'engage. Tout livre est une réponse et une interrogation: une réponse aux livres qui l'ont précédé, une interrogation qui stimulera l'écriture de nouveaux livres. Si l'on prend par exemple le devenir d'un thème tel que l'altérité, on voit que, après un développement important dans l'Antiquité grecque, il revient sur le devant de la scène à la Renaissance, réactivé par la découverte du Nouveau Monde. Ce thème donne alors lieu à des oeuvres diverses, depuis le fameux chapitre des Essais de Montaigne intitulé « des Cannibales » ; provocateur, ce texte ravive le débat auquel participent des auteurs, que ce soit dans des oeuvres fantaisistes telles que Cyrano de Bergerac ou Montesquieu en écrivent, ou dans des essais. Au XXe siècle, l'ethnologue et penseur Claude Lévi-Strauss poursuit toujours cette conversation lorsqu'il écrit : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie ». La littérature, au fil de son histoire et de son développement, construit donc une conversation qui dépasse les contraintes des lieux et des âges ; si les livres parlent de ce qu'ils ne connaissent pas, c'est pour interroger le lecteur, et le réel, afin de dépasser la surface des apparences.

Aussi cette conversation générale nourrit-elle une troisième forme de conversation, celle que le lecteur entretient avec lui-même : exposé à différentes opinions sur un même sujet, il est amené à se forger la sienne. Reprenons l'exemple de l'altérité : au XVIe siècle, les témoignages des premiers voyages dans le Nouveau Monde présentent d'abord des peuples naïfs, que certains, comme Christophe Colomb, peignent comme doux et caractérisés par un égoïsme primitif qui les rend faibles, tandis que d'autres en font de redoutables sauvages. Une voix s'élève à la fin du XVIe siècle, discordante ; le voyageur Jean de Léry dit avoir rencontré en terre de Brésil des personnes avisées, et retourne contre les Européens l'accusation de barbarie. Montaigne fait de même, qui, dans Les cannibales, représente les indigènes comme des hommes proches de la perfection, et qui rappellent le mythe de l'âge d'or. Qui croire ? Chacun de ces auteurs use, on l'a vu, d'une rhétorique habile qui tend à convaincre le lecteur ; et cependant, la confrontation de leurs oeuvres expose des contradictions à ce même lecteur qui doit donc s'interroger pour déterminer sa propre position.

Ce sont peut-être ces contradictions internes qui nourrissent la méfiance exprimée par Rousseau à l'égard des livres. En effet, même lorsqu'ils sont construits sur une expérience personnelle, ils exposent des points de vue différents. Ils sont donc de nature à perturber le lecteur, et notamment le jeune lecteur dont Rousseau considère l'éducation dans l'Émile. Toutefois, et justement parce qu'il est contradictoire, le livre élargit les horizons du lecteur.

Faut-il priver les jeunes gens de la lecture, au nom de sa dangerosité ? N'est-il pas profitable au contraire de les confronter aux divergences d'opinions qu’exprime la littérature dans son ensemble ? Le livre élargit les horizons du lecteur ; s'il est un essai, un traité, il lui apporte des informations ; s'il expose un monde fictif, il stimule sa curiosité, son imagination et sa réflexion ; et, dans tous les cas, il suscite donc le développement de son esprit critique.

Lorsque le

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