DissertationsEnLigne.com - Dissertations gratuites, mémoires, discours et notes de recherche
Recherche

À Quoi Sert La Sociologie Des Organisations ? De Michel Crozier

Dissertation : À Quoi Sert La Sociologie Des Organisations ? De Michel Crozier. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoires
Page 1 sur 11

éfinir la nature exacte de cette « volonté collective », et en particulier son rapport avec les classes sociales. La volonté collective est-elle l'expression dans l'ordre de la conscience d'une condition de classe qui lui pré-existe ? Est-elle au contraire contingente, au point qu'elle pourrait regrouper des individus appartenant à des classes différentes ? Dans ce second cas, le concept de « volonté collective » pourrait avoir été un moyen pour Gramsci d'échapper à un déterminisme de classe excessif dans le marxisme de son temps. Ces débats ont notamment fait rage autour de l'interprétation de Gramsci d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, développée dans Hégémonie et stratégie socialiste1. Laclau et Mouffe privilégient une conception « contingentiste » de la volonté collective, à l'origine de leur « postmarxisme », dont ils perçoivent les prémisses chez Gramsci. Quoiqu'il en soit, l'élément crucial est que l'émergence d'une volonté collective a pour condition la « réforme intellectuelle et morale », ou un « État éthique », pour employer une expression que Gramsci emprunte à Hegel. Le parti et l'État sont des « éducateurs », qui doivent forger ou perfectionner la « conception du monde » du groupe concerné, et l'élever vers une forme de « civilisation supérieure », vers un « nouveau sens commun ».

Loin d'être un traité secret destiné aux puissants, constate Gramsci, Le Prince a été conçu pour être mis entre toutes les mains. Il ajoute qu'il semble avoir été écrit « pour personne et pour tout le monde », une formule qui rappelle le sous-titre d'Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : « Un livre pour tous et pour personne », que Gramsci ne cite nulle part à notre connaissance, mais dont il est tout à fait possible qu'il ait eu connaissance. Machiavel porte à la connaissance du peuple l'art du gouvernement, y compris dans ce qu'il peut avoir de plus « réaliste » (ou « machiavélique »). Révéler cet art au grand jour, c'est de fait contribuer à la fondation d'un type de peuple nouveau, désormais conscient des opérations de domination dont il est l'objet. Machiavel s'adresse ainsi à un peuple à venir, « Machiavel lui-même se fait peuple », dit une formule profonde de Gramsci. La philosophie de la praxis (le marxisme) doit adopter à l'égard des subalternes une attitude similaire. Elle doit les instruire sur l'art du gouvernement, un art qui a certes considérablement évolué depuis le XVIe siècle.

Étudier Machiavel est l'occasion pour Gramsci de poursuivre l'élaboration de son concept d'hégémonie. Hormis Benedetto Croce et Lénine, il faut donc voir en l'auteur du Prince une troisième source d'inspiration de ce concept. Le cahier 13 contient la fameuse allégorie du « Centaure machiavélien ». Le Centaure est cet être mi-homme, mi-cheval de la mythologie grecque en qui Machiavel et Gramsci après lui voient une représentation de la nature bifide pouvoir. Le Centaure symbolise l'alliance de la « force » et du « consentement », les deux piliers de la conduite de l'État. C'est « l'hégémonie cuirassée de coercition » qu'évoque Gramsci au cahier 6. Les deux dimensions du Centaure ne se succèdent pas « mécaniquement ». Elles ne sont pas deux instances séparées mobilisées alternativement par le pouvoir, dont l'une se manifesterait lorsque l'autre s'affaiblit. La part de l'une et de l'autre varie selon les circonstances et les formations sociales, mais les deux sont présentes dans tout acte de gouvernement. De même, l'hégémonie n'est pas un phénomène purement « culturel » ou « idéel ». Gramsci le dit clairement au cahier 13, exercer une hégémonie sur un groupe suppose de prendre en considération, et même d'assouvir dans une certaine mesure ses intérêts matériels.

Ces cahiers inscrivent l'hégémonie dans une perspective historique. Jusqu'à 1848, la société est « fluide », en ceci notamment que la société civile dispose d'une certaine autonomie par rapport à l'État. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, elle se densifie et se complexifie. L'emprise de l'État sur la société civile se renforce, les grandes corporations (partis, syndicats, associations) se mettent en place, le parlementarisme et l'instruction publique se généralisent... La « technique politique moderne » - cette expression aux accents foucaldiens est de Gramsci - s'en trouve bouleversée. Gramsci va jusqu'à dire que la société civile et l'État s'interpénètrent au point de devenir « une seule et même chose ». C'est ce qu'il appelle aux cahiers 4 et 13 notamment l' « État intégral », un thème central dans les études gramsciennes actuelles, dont des interprètes comme Jacques Texier et Christine Buci-Glucksmann avaient autrefois souligné l'importance2. Pour gouverner, il faudra désormais mettre en œuvre des opérations qualitativement différentes de celles qui avaient cours lorsque la société était moins complexe. « Hégémonie » est le nom que donne Gramsci à cet ensemble d'opérations.

À la fluidité de la société correspond un mode de transformation sociale particulier, la « guerre de mouvement », forme dominante de révolution jusqu'en 1848. C'est la « révolution permanente » de Trotski (Bronstein), qui trouve ses origines chez Marx. Avec l'évolution de la société, la « guerre de mouvement » est progressivement remplacée par la « guerre de position ». A la « révolution permanente » se substitue alors l' « hégémonie civile ». L'État, les corporations, le parlementarisme... jouent le rôle de « tranchées » et de « fortifications », qui rendent difficile sinon impossible le renversement de l'ordre social par le seul « mouvement », et supposent que celui-ci soit précédé par des luttes d'attrition. Le mouvement ne disparaît pas, il devient partie intégrante de la guerre de position. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les critiques de Gramsci envers Rosa Luxembourg et Trotski - il signale d'ailleurs que Trotski avait eu l'intuition de la différence entre le « front oriental » et le « front occidental », c'est-à-dire entre des sociétés orientales encore « fluides » et des sociétés occidentales où la société civile et l'État s'interpénètrent solidement3. Le tort de Rosa et de Trotski est d'en être resté à une conception du monde social, et donc de la stratégie révolutionnaire, antérieures aux changements structuraux que décrit Gramsci.

Ces cahiers contiennent des passages d'une grande actualité consacrés aux crises du capitalisme4. Le concept gramscien de crise est inséparable de son analyse de l'État. État, stratégie et crise forment donc un triptyque qu'il convient de penser ensemble. Les crises modernes ont ceci de caractéristique qu'elles ont rarement des effets politiques immédiats. Ces effets sont le plus souvent amortis par les « tranchées » et « fortifications » de la société civile et de l'État. Autrement dit, entre les structures et les superstructures se trouve un ensemble de médiations qui les conduisent à former un « bloc historique », et qui empêchent un effondrement de l'économie d'entraîner un effondrement correspondant du système politique. C'est seulement lorsque les crises deviennent « organiques », c'est-à-dire qu'elles se transforment en crises du bloc historique lui-même, qu'elles contaminent toutes les sphères sociales : économie, politique, culture, morale... Gramsci qualifie aussi ces crises de « crise d'hégémonie » ou de « crise de l'État dans son ensemble ».

Est à l'œuvre ici la critique gramscienne du déterminisme ou « catastrophisme », très répandu dans le marxisme de son époque, et qui conduit à voir dans les crises économiques des causes directes des révolutions. Pour que les « tranchées » et « fortifications » cessent de faire office de remparts face aux crises, l'intervention d'une « volonté collective » est indispensable. Cette intervention se fait sur le « terrain de l'occasionnel », c'est-à-dire au moment même où la crise fait vaciller l'État, mais elle inclut aussi la « guerre de position » préalable, qui peut d'ailleurs se poursuivre après la prise de pouvoir, et dont l'objectif est de saper les « tranchées » et « fortifications » qui protègent l'ordre social. Sa critique du déterminisme est l'occasion pour Gramsci de mettre en cause un certain « spontanéisme » révolutionnaire, dont il voit une manifestation chez Rosa Luxembourg. En s'en remettant à la spontanéité des masses, Rosa suppose implicitement que les déterminations sociales entraîneront nécessairement la société vers le socialisme sans l'intervention d'une « volonté collective ». Spontanéisme et déterminisme sont donc souterrainement liés. Le marxisme de Gramsci, à l'inverse, est un marxisme de l'organisation. Il est par-là même anti-déterministe, puisque l'organisation est justement en mesure d'influer par son action sur la conjoncture dans laquelle elle intervient.

Les crises gramsciennes sont des crises de longue durée. Tout l'après-guerre - notre entre-deux guerres - peut être considéré comme une crise, dit par exemple Gramsci. A la limite, l'histoire du capitalisme dans son ensemble est une « crise continuelle

...

Télécharger au format  txt (16.9 Kb)   pdf (141.7 Kb)   docx (11.6 Kb)  
Voir 10 pages de plus »
Uniquement disponible sur DissertationsEnLigne.com