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cé à toute ambition de fondation ultime, et qui pourtant ne manque ni de l'assurance ni de la confiance qu'engendre l'attestation de soi-même comme un autre1. Il nous a semblé que la présentation du discernement ricœurien pouvait apporter des éléments de réponse à la question de savoir si l'on peut, sans incohérence, départager ce qui est vivant et ce qui est mort dans la conception hégélienne de l'esprit objectif. Notre étude se veut descriptive dudit discernement, plutôt que polémique.

Soi-même comme un autre traite du Geist hégélien principalement dans trois contextes, distincts mais connexes : le premier discute la théorie hégélienne de la tragédie ; le second critique la catégorie hégélienne de Sittlichkeit ; le troisième examine la critique hégélienne de la vision morale du monde. Les trois sections du présent article les aborderont successivement. On achèvera par une sorte de flashback, en guise de conclusion.

1. Cf. P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 11-35.

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EMILIO BRITO

I. LE TRAGIQUE DE L'ACTION Le tragique résiste, selon Ricœur, à une « répétition » intégrale dans le discours de l'éthique et de la morale. Certes, la tragédie a pour thème l'action, comme Hegel le souligne. Elle est ainsi l'œuvre des agissants eux-mêmes, et de leur individualité. Mais, comme VAntigone de Sophocle en témoigne, ces agissants sont au service de grandeurs spirituelles qui, non seulement les dépassent, mais, à leur tour, fraient la voie à des énergies archaïques et mythiques qui sont aussi les sources immémoriales du malheur2. Ce qu'Antigone enseigne sur le ressort tragique de l'action a été, d'après Ricœur, bien perçu par Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit et dans les Leçons sur l'esthétique, à savoir l'étroitesse de l'angle d'engagement de chacun des personnages. « Il faut accorder à Hegel que la vision du monde d'Antigone n'est pas moins rétrécie et soustraite aux contradictions internes que celle de Créon3. » Ce sont bien deux visions partielles et univoques de la justice qui opposent les protagonistes. Pourquoi notre préférence va-t-elle néanmoins à Antigone ? « Est-ce parce que le rituel de la sépulture atteste un lien entre les vivants et les morts, où se révèle la limite du politique, plus précisément celle de ce rapport de domination qui, lui-même, n'épuise pas le lien politique4 ? » Cette suggestion trouve un appui dans les vers 455-456 d'Antigone (que Hegel cite par deux fois dans la Phénoménologie5). En invoquant les lois non écrites pour fonder son intime conviction, Antigone pose la limite qui dénonce le caractère humain, trop humain de toute institution. L'instruction de l'éthique par le tragique procède de la reconnaissance de cette limite. Si l'on attendait de l'instruction tragique l'équivalent d'un enseignement moral, on se tromperait du tout au tout. La fiction forgée par le poète est celle de conflits intraitables, non négociables6. Une des fonctions de la tragédie — de l'aporie éthico-pratique que la tragédie engendre — est de créer un écart entre sagesse tragique et sagesse pratique. En refusant d'apporter une « solution » aux conflits que la fiction a rendus insolubles, la tragédie condamne l'homme de la praxis à réorienter l'action, à ses propres risques, dans le sens d'une sagesse pratique en situation qui réponde le mieux à la sagesse tragique. En dépit de l'échec du conseil direct, la catharsis tragique ouvre la voie au moment de la conviction. Cette transition de la catharsis à la conviction consiste pour l'essentiel dans une méditation sur la place inévitable du conflit dans la vie morale7. C'est sur ce chemin que la méditation de Ricœur croise celle de Hegel. Ricœur précise, d'entrée de jeu, que si l'on doit quelque part « renoncer à Hegel », ce n'est pas à l'occasion de son traitement de la tragédie. La « synthèse » qu'on reproche volontiers à Hegel d'imposer à toutes les divisions que son génie repère, « ce n'est précisément pas dans la tragédie qu'il la trouve ». Si quelque

2. 3. 4. 5. Ibid., p. 281. Ibid., p. 284. Ibid., p. 285. Cf. G.W.F. HEGEL, Phânomenologie des Geistes, J. Hoffmeister, éd., Hambourg, Meiner, 1952, p. 311, 497.

6. Cf. P. RICŒUR, op. cit., p. 286-288.

7. Ibid., p. 288.

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HEGEL DANS SOI-MEME COMME UN AUTRE DE PAUL RICŒUR

conciliation fragile s'annonce, elle ne reçoit sens que des « conciliations véritables » que la Phénoménologie de l'esprit ne rencontre qu'à un stade beaucoup plus avancé de la dialectique. Il ne faut pas oublier que la tragédie n'est évoquée qu'au début du vaste parcours qui occupe tout le chapitre VI, intitulé Der Geist8 ; la véritable réconciliation n'advient qu'à la fin de ce parcours, à l'issue du conflit entre la conscience jugeante et l'homme agissant. Cette réconciliation repose sur un renoncement effectif de chaque partie à sa partialité. Elle prend valeur d'un pardon où chacun est véritablement reconnu par l'autre 9 . « Or c'est précisément une telle conciliation par renoncement, un tel pardon par reconnaissance, que la tragédie — du moins celle d'Antigone — est incapable de produire10. » Dans la Phénoménologie de l'esprit, la tragédie est ce moment de l'esprit où l'unité harmonieuse de la belle cité est rompue par une action, l'action d'individualités particulières, d'où procède le conflit entre les caractères. Ce partage en deux a pour effet de scinder les puissances éthiques qui les surplombent : le divin contre l'humain, la cité contre la famille, l'homme contre la femme11. Par la garde du lien familial, par la sépulture accordée au frère, Antigone élève la mort au-dessus de la contingence naturelle. « Mais, s'il y a un sens à tout cela, il n'est pas "pour eux", mais "pour nous". "Pour eux", la disparition dans la mort ; "pour nous", la leçon indirecte de ce désastre12. » L'unilatéralité de chacun des caractères exclut leur reconnaissance mutuelle. Pour que les puissances éthiques subsistent ensemble, la disparition de l'existence particulière des protagonistes est le prix à payer. Hegel n'attend pas de la tragédie qu'elle tire de soi la solution des conflits qu'elle engendre. Pour accéder à la réconciliation, il faut traverser le conflit lié à la culture (Bildung), qui est celui de « l'esprit aliéné à soi-même13 ». Les héros-victimes de la tragédie ne bénéficient pas de la « certitude de soi » qui est « l'horizon du procès éducatif dans lequel la conscience de soi est engagée »14. Les Leçons sur l'esthétique confirment ce diagnostic. Ici, la tragédie n'est pas placée sur la trajectoire qui, dans la Phénoménologie, conduit à l'« esprit certain de lui-même » ; elle est simplement opposée à la comédie au plan des genres poétiques. La tragédie se distingue de la comédie en ce que, dans la première, les individualités qui incarnent les puissances spirituelles, et sont entraînées dans une collision inévitable en vertu de l'unilatéralité qui les définit, doivent disparaître dans la mort ; dans la comédie, en revanche, l'homme reste, par le rire, le témoin lucide de la non-essentialité des buts qui se détruisent réciproquement15. Si l'on doit prendre un autre chemin que celui de Hegel, le point de séparation n'est pas, selon Ricœur, là

8. Cf. G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 330-342. 9. Ibid., p. 471-472.

10. P. RICŒUR, op. cit., p. 288.

11. Cf. G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 318-330. 12. P. RICŒUR, op. cit., p. 288-289, note. 13. Cf. G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 347-422.

14. P. RICŒUR, op. cit., p. 289.

15. Cf. G.W.F. HEGEL, Vorlesungen ùber die Asthetik, Jubilâumsausgabe, tome III, Stuttgart/Bad Cannstatt, Frommann, 1964, p. 526-540.

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où on le situe trop souvent, « comme si Hegel avait imposé une solution théorique au conflit, et comme si le conflit devait être salué comme facteur subversif à l'égard de la tyrannie d'une raison totalitaire16 ». Pour Ricœur, la question est d'identifier les conflits que la moralité suscite au niveau même de ces puissances spirituelles « que Hegel semble tenir pour non contaminées par le conflit, seule l'unilatéralité des caractères étant source de tragique17 ». L'unilatéralité même des principes moraux confrontée à la complexité de la vie est source de conflits. Le tragique n'est pas à chercher seulement à l'aurore de la vie éthique, mais au contraire au stade avancé de la moralité, dans les conflits qui se dressent sur le chemin conduisant de la règle au jugement moral en situation. « Cette voie est non hégélienne en ce sens qu'elle prend le risque de se priver des ressources d'une philosophie du Geist1*. » Quelles sont les raisons

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