Sortir de la croissance, mode d'emploi
Mémoire : Sortir de la croissance, mode d'emploi. Rechercher de 54 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar vghjjghg • 31 Août 2025 • Mémoire • 40 028 Mots (161 Pages) • 23 Vues
Éloi Laurent
SORTIR DE LA CROISSANCE, MODE D’EMPLOI
Éditions les liens qui libèrent
2019
INTRODUCTION
La croissance, illusion ou mystification ?
« La croissance économique, éternelle, voilà la seule chose dont vous parlez. […] Continuer avec les mêmes mauvaises idées qui nous ont conduits dans l’impasse où nous sommes, voilà tout ce que vous proposez. »
Greta Thunberg, 15 ans, activiste du climat, dans son discours à la COP 24
le 15 décembre 2018
Nous vivons sous l’empire des données. Les humains n’en ont jamais produit autant (2,5 trillions d’octets par jour), et jamais les données n’ont été aussi puissantes pour organiser nos sociétés et régenter nos vies. Et pourtant, à proprement parler, les « données » n’existent pas.
Les chiffres qui nous gouvernent sont des constructions sociales derrière lesquelles se cachent une vision particulière du monde et des choix méthodologiques subjectifs et discutables. Les données, instruments de connaissance, résultent d’hypothèses, de modèles et de techniques, mais elles sont également entachées de valeurs, de préjugés, d’idéologie. Entre les mains des décideurs publics et privés, elles deviennent des instruments de pouvoir qui prennent alors le nom quelque peu austère, mais plus approprié, d’« indicateurs » (l’étymologie est ici « index », le doigt qui pointe vers un objet ou une direction).
Dans le cadre d’une transition digitale qui s’accélère chaque jour, les « données » apparaissent encore plus mal nommées : les informations personnelles des utilisateurs d’outils numériques ne sont pas mises volontairement et consciemment en libre-service, mais subtilisées à des personnes transparentes par des entreprises opaques pour être instrumentalisées à des fins lucratives. Ces pratiques (souvent illégales) révèlent le caractère éminemment politique, au XXIe siècle, des « données », que l’on appellerait plus justement des
« dérobées ».
Les données sont donc le produit de normes et, à leur tour, deviennent des normes en influençant les attitudes et les comportements humains du fait de l’action combinée des chercheurs et des décideurs. Comme l’a si clairement dit Donatella Meadows, « les indicateurs découlent de valeurs (nous mesurons ce qui nous tient à cœur) et créent des valeurs (nous nous soucions de ce que nous mesurons) 1 ».
L’objectif principal de cet ouvrage est de montrer que nous gouvernons aujourd’hui nos économies avec de mauvais indicateurs – au premier rang desquels la croissance et son incarnation, le PIB (produit intérieur brut) – qui détournent notre attention des véritables défis du début du XXIe siècle au lieu de nous aider à les affronter et à les surmonter. L’enjeu est moins la taille de notre univers empirique, en expansion constante, que la qualité des données qui le peuplent. Plutôt que de nous extasier de vivre à l’ère du Big Data, nous devrions nous inquiéter de vivre à l’ère du Big Bad Data. Et cette préoccupation devrait nous conduire à vouloir gouverner l’empire des données au lieu de subir sa loi. Si nous souhaitons cette émancipation, il nous faut devenir, si l’on peut dire, numériquement lettrés. Il nous faut déchiffrer notre monde.
Dans cette entreprise de libération, l’économie standard ou
conventionnelle (celle qui est encore aujourd’hui pratiquée par une très large majorité d’économistes professionnels, enseignants comme chercheurs) constitue un formidable obstacle. Elle impose une vision
biaisée du monde social par laquelle certains indicateurs (dictés par certaines valeurs) dominent tous les autres en déterminant des choix collectifs cruciaux, tout en étant à peine débattus dans l’espace public. Alors que le taux de croissance du produit intérieur brut influence profondément la politique des gouvernements, et, par ricochet, la vie quotidienne de milliards de citoyens aux quatre coins de la planète, de multiples facettes de l’existence de ces derniers sont oubliées, négligées ou sacrifiées. Plus précisément, les trois horizons de l’humanité au XXIe siècle que sont le bien-être, la résilience et la soutenabilité échappent à peu près complètement à nos systèmes
actuels de mesure et de pilotage économiques.
L’horizon du bien-être découle d’une question ancestrale : quelle est la source du développement humain ? En d’autres termes, comment évaluer la « qualité de vie » ? Le bien-être peut se mesurer de manière objective (par le biais d’indicateurs qui reflètent l’état de santé ou le niveau d’instruction) ou subjective (à travers l’évaluation du bonheur ou de la confiance), et à différentes échelles géographiques, mais, en tout état de cause, il s’agit d’une métrique statique qui ne nous dit rien sur l’évolution humaine dans le temps.
Pour une approche dynamique qui mette en lumière non seulement l’état actuel du bien-être, mais aussi son devenir, il faut se tourner vers les notions de résilience et de soutenabilité. La question à laquelle tentent de répondre les citoyens et les décideurs devient alors beaucoup plus complexe : pouvons-nous espérer maintenir notre bien-être dans le temps, et, si oui, à quelles conditions ?
La résilience, qui tente de déterminer si le bien-être peut résister aux chocs et y survivre, est un premier pas dans cette direction. Plus précisément, se donner comme horizon la résilience, c’est tenter d’évaluer la capacité d’une communauté, d’un territoire, d’une nation ou de la biosphère tout entière à faire face à des chocs économiques, sociaux ou environnementaux sans dépérir. Un enjeu actuel et brûlant de résilience est la question de savoir si les communautés humaines
du monde entier pourront (ou non) s’adapter au changement climatique qui s’aggrave sous nos yeux.
La mesure – ou, plus exactement, l’évaluation – de la soutenabilité est encore plus ambitieuse et délicate, en ce sens qu’elle vise à appréhender le bien-être à long terme, à la fois après la survenue de chocs et en temps normal. On peut à cet égard considérer les sociétés humaines comme détentrices d’un patrimoine commun dont elles tirent des avantages et qui détermine leur développement à long terme : climat, biodiversité, ressources naturelles, santé, éducation, institutions, innovations technologiques, villes, infrastructures, etc. Tenter d’évaluer la soutenabilité consiste à essayer de comprendre à quelles conditions ce patrimoine peut être hérité, entretenu et transmis de génération en génération. Comment, par exemple, les services fournis gratuitement aux communautés humaines par les écosystèmes, tels que la pollinisation, peuvent-ils continuer à bénéficier aux générations futures ? Dans ce schéma d’analyse, la résilience peut être comprise comme l’horizon de court terme de la soutenabilité : la résilience tente de mesurer les chocs quand la soutenabilité s’efforce d’évaluer les stocks.
Dans notre « siècle de l’environnement » (selon la formule du
naturaliste Edward Wilson), raisonner en termes de résilience et de soutenabilité revient à affirmer que le bien-être humain n’est qu’une illusion temporaire s’il ne peut être concilié avec la préservation des écosystèmes terrestres.
Sur le socle de ces notions, le présent ouvrage défend une idée simple, mais forte : l’ensemble de l’activité économique, qui est un sous-ensemble de la coopération sociale, doit être réorienté vers le bien-être des personnes et la résilience et la soutenabilité des sociétés. Pour ce faire, nous devons placer ces trois horizons collectifs au centre de nos réflexions et de nos politiques économiques. Plus exactement, les y replacer. Car le bien-être et la soutenabilité ont longtemps été au cœur de l’analyse économique, avant d’être progressivement perdus de vue.
C’était le cas dans la philosophie grecque antique, où le bien-être était le point de départ explicite des considérations éthiques par exemple chez Aristote, fondateur du raisonnement économique avec Xénophon. Pour Aristote, l’économie signifiait la gestion des ressources rares au sein du ménage (oikos, nomos) – ce que nous appelons aujourd’hui la microéconomie –, et son but ultime, décrit avec clarté et précision dans le premier chapitre de l’Éthique à Nicomaque, publié il y a deux millénaires et demi, n’était pas l’accumulation de richesses, mais la poursuite du bonheur. Une vie réussie était, pour Aristote, une vie heureuse, et il concevait l’économie comme un moyen de parvenir à cette fin.
Au XVIIIe siècle, quand Jeremy Bentham a inventé la philosophie
utilitariste, sur laquelle repose encore une bonne partie de l’économie néoclassique apparue à l’aube du XXe siècle, il a choisi de fonder sa théorie sur une conviction analogue, professant que « le plus grand bonheur du plus grand nombre » était « la mesure du bien et du mal ». En d’autres termes, lorsque l’analyse économique est née, puis s’est modernisée, sa préoccupation
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