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L'Art d'Échouer Lizène, Ironiste De l'Échec

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de l’oeuvre unique (ramené à un processus industriel) tout en compissant l’aristocratie du matériau noble. Duchamp, en nominaliste, ramène méthodiquement l’oeuvre à sa dimension prosaïque d’existant social, quitte à en vider l’essence de toute signification. En clair, l’art ne surgit qu’à la mesure d’un processus de reconnaissance et de validation. La réaction ne tarde pas : la prise de conscience du conventionnalisme sociologique n’oblitère nullement la production artistique qui, sans sourciller, renoue avec le réalisme illusionniste avec d’autant plus d’efficacité que l’artiste agit dès lors en toute lucidité. Le désenchantement critique que Duchamp entendait provoquer devient cynisme et sophistication postmodernes. Le travail ironique devra en conséquence porter sur le dernier carré de l’art, à savoir l’artiste lui-même et sa production.

A ce titre, Jacques Lizène nous apparaît emblématique. Se présentant comme un « petit maître liégeois médiocre », Lizène adopte délibérément la posture de l’échec. Nous voyons apparaître, marginalement à l’époque, 1965-1970, un travail opiniâtrement sous-tendu par une volonté d’auto-dénigrement. Il restait cependant dans la ligne d’une production picturale mettant en évidence le subjectile - la toile - et son support matériel - le châssis. Le public était en présence d’un détourage au noir sur fond jaune des châssis ; oeuvres minimalistes - mais sans perfection formelle - parfois malhabilement complétée d’une silhouette humaine, frêle ombre portée. Par la réalisation de tableaux inachevés, montées de temps à autre sur un châssis volontairement voilé, Lizène exprimait sans ambiguïté sa volonté de biaiser la peinture en exposant l’inexposable. Mais rapidement, sa pratique aboutit au renoncement. L’autodestruction de l’artiste commença avec la poursuite d’objectifs impossibles tels la représentation statique du continuum temporel : deux photographies d’horloge, prises à 24 heures d’intervalle, restent indiscernables, mais sont censées illustrer le temps. L’incertitude subvertit les oeuvres : de deux tableaux, l’une est de taille légèrement supérieure, Lizène prend soin de spécifier que l’une est la copie de l’autre, en laissant délibérément le doute sur l’identité de l’original.

Sa production cinématographique est parsemée de projets inaboutis, jugés par leur auteur « inintéressants », « médiocres », « irréalisables », « nuls »... On n’en connaît que leur synopsis élémentaire, séries de propositions énoncées comme gestes artistiques dans les catalogues et les chronologies, et lorsqu’un scénario prend forme, on n’en peut que constater leur caractère dérisoire : un remake jamais concrétisé de l’entrée du train à la Ciotat apparaît comme l’anéantissement de l’art cinématographique puisqu’elle n’aboutit qu’au ressassement du film des frères Lumière. En 1975, sa proposition est de frustrer les visiteurs de la Neue Galerie en fermant du musée au public. Il filme l’intérieur du musée et en projette à l’extérieur, en vidéo, l’image morcelée, fragmentée des oeuvres qui y sont conservées.

Ce nihilisme que constitue cette pratique continue de la médiocrité, à la fois dans et hors du champ artistique, devient une réelle violence lorsqu’il expose le schéma de sa stérilisation : la vasectomie qu’il s’est fait pratiquer est présentée comme une « sculpture interne », déjouant ainsi le caractère productif de l’art en renonçant délibérément à toute procréation. Nihilisme antihumaniste qui affirme espérer que l’humanité s’éteigne, doucement, en cessant de procréer. Le coup devait porter sans doute puisque sa « vasectomie », un schéma sommaire de la ligature des canaux déférents, fut retirée de l’exposition sous ordre du Parquet. C’est dire que l’ironie esthétique que Lizène met en oeuvre ne peut s’assimiler à l’humour. Lizène, tout en se jouant de sa propre renommée, s’engage totalement et la posture nihiliste qu’il adopte vise l’artiste plus que l’art. Sa mise en scène de soi, qu’il qualifie d’art d’attitude, dépasse en subversion l’autodestructivité théâtralisée des actionnistes viennois dans la mesure où l’inachèvement, l’échec, la procrastination se donnent comme les matériaux propres de son projet. Sur un plan strictement technique, les procédés qu’il utilise restent élémentaires - peinture,dessins, vidéos, scénarios - et ne peuvent démontrer qu’un manque rédhibitoire de talent. Mais une telle monstration est paradoxale car elle ne peut aboutir qu’avec la complicité du public, du marché et de l’institution, capables - ruse ultime - de renverser la négativité de l’oeuvre de Lizène par leur acceptation dans le champ artistique.

Ironie du jeu : l’improductivité subversive se mue en production artistique légitimée par le jeu critique qu’elle met en oeuvre. Le marché de l’art se nourrit de son dénigrement. Certes, on ne peut s’attendre à ce que l’oeuvre de Lizène soit portée au pinacle de la cotation, mais l’institution de l’art s’énonce sur le mode ironique en intégrant dans son jeu de langage la radicalité d’une critique supposée définitive. Ne voyons pas là ruse ou mensonge, mais paradoxe inhérente à toute production humaine : le discours de la négativité se concrétise dans une oeuvre affirmant positivement son existence. Mais chez Lizène, l’oeuvre s’efface sous l’attitude : l’artiste se réduit à être le dandy de la médiocrité banlieusarde. Nous sommes, en fin de compte, devant une des figures de l’esthétisation de la vie : c’est « dans l’art et dans la vie » que Lizène affiche sa nullité. Serions-nous devant une simple mise en évidence de la banalité d’un quotidien où tous les actes se trouvent vidés de leur substance, réifiés sous le poids de l’économie toute-puissante ? Lizène s’autoproclame, dans une démarche publicitaire, qui n’est peut être pas étrangère au kitsch de la réclame pour électroménager, affirmant de ses « médiocres peintures » qu’elles mettront « en valeur », dans les salons bourgeois, « le mobilier de qualité ». L’art médiocre, produit d’une activité artistique, mettrait en évidence la qualité d’une vie non productive, c’est à dire d’une vie non inféodée à la rationalité marchande.

Nous connaissons la diversité des stratégies d’artiste pour échapper à cette contradiction fondamentale de l’artiste vecteur de valeurs non marchande mais producteurs de biens marchands à haute valeur ajoutée : proclamations incendiaires, échappatoires extra-institutionnels, production d’oeuvres invendables (mais financées par les sponsors privés ou les institutions culturelles), pratiques de la performance - qui opère un glissement de l’art plastique vers l’art du spectacle - confinant à l’ascèse, dénonciation critique, sous le mode pédagogique ou ironique. Dans le meilleur des cas, ces manoeuvres conduisent à une élucidation de la fonction sociale de l’artiste, sans pouvoir - faute d’une pratique politique intentionnelle - déjouer pleinement les ruses du marché. La plus radicale des protestations sera « cioranesque », énonçant l’inconvénient d’être né et tirant les conséquences de ce constat : mieux vaut ne pas naître comme artiste, mieux vaut ne pas faire de l’art...

Lizène accomplit l’acte suicidaire, tout en contournant prudemment le geste léthal, en une improductivité, symbolisée par sa vasectomie, plus simulée que réelle : car en fin de compte, un catalogue, une chronologie et une bibliographie existent de ses oeuvres, déniant et défiant le projet lizénien. Même l’échec lizénien échoue.

La subversion ironique de l’art

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