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La Délicatesse

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tomatique, qu’elles n’ont pas le temps. Nathalie ne dérogea pas à cette règle. C’était idiot : elle n’avait pas grand-chose à faire, et aimait l’idée d’être ainsi accostée. Personne n’osait jamais. Elle s’était plusieurs fois posé la question : ai-je l’air trop boudeuse ou trop paresseuse ? Une de ses amies lui avait dit : personne ne t’arrête jamais, car tu as l’allure d’une femme poursuivie par le temps qui passe. Quand un homme vient voir une inconnue, c’est pour lui dire de jolies choses. Existe-t-il, ce kamikaze masculin qui arrêterait une femme pour asséner : « Comment faites-vous

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pour porter ces chaussures ? Vos orteils sont comme dans un goulag. C’est une honte, vous êtes la Staline de vos pieds ! » Qui pourrait dire ça ? Certainement pas François, sagement rangé du côté des compliments. Il tenta de définir la chose la moins définissable qui soit : le trouble. Pourquoi l’avait-il arrêtée elle ? Il s’agissait surtout de sa démarche. Il avait senti quelque chose de nouveau, de presque enfantin, comme une rhapsodie des rotules. Il émanait d’elle une sorte de naturel émouvant, une grâce dans le mouvement, et il pensa : elle est exactement le genre de femme avec qui je voudrais partir en week-end à Genève. Alors, il prit son courage à deux mains — et il aurait même aimé en avoir quatre à cet instant. Surtout que pour lui, c’était vraiment la première fois. Ici et maintenant, sur ce trottoir, ils se rencontraient. Une entrée en matière absolument classique, qui détermine souvent le début des choses qui le sont moins, par la suite. Il avait balbutié les premiers mots, et subitement tout était venu, d’une manière limpide. Ses paroles avaient été propulsées par cette énergie un peu pathétique, mais si touchante, du désespoir. C’est bien la magie de nos paradoxes : la situation était tellement inconfortable qu’il s’en sortait avec élégance. Au bout de trente secondes, il parvint même à la faire sourire. C’était une brèche dans l’anonymat. Elle accepta de prendre un café et il comprit qu’elle n’était pas du tout pressée. Il trouvait cela si étonnant de pouvoir ainsi passer un moment avec une femme qui venait à peine d’entrer dans son champ de vision. Il avait toujours aimé regarder les femmes dans la rue. Il se souvenait même avoir été une sorte d’adolescent romantique capable de suivre des jeunes filles de bonne famille jusqu’à la porte de leur appartement. Dans

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le métro, il lui arrivait de changer de wagon, pour être près d’une passagère qu’il avait repérée au loin. Soumis à la dictature de la sensualité, il n’en demeurait pas moins un homme romantique, pensant que le monde des femmes pouvait se réduire à une femme. Il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Son choix serait déterminant. Il pensa : si elle commande un déca, je me lève, et je m’en vais. On n’avait pas le droit de boire un déca à ce genre de rendez-vous. C’est la boisson la moins conviviale qui soit. Un thé, ce n’est guère mieux. À peine rencontrés et déjà s’installe une sorte de cocon un peu mou. On sent qu’on va passer des dimanches après-midi à regarder la télévision. Ou pire : chez les beaux-parents. Oui, le thé c’est incontestablement une ambiance de belle-famille. Alors quoi ? De l’alcool ? Non, ce n’est pas bien à cette heure-ci. On pourrait avoir peur d’une femme qui se met à boire comme ça, d’un coup. Même un verre de vin rouge ne passerait pas. François continuait d’attendre qu’elle choisisse ce qu’elle allait boire, et il poursuivait ainsi son analyse liquide de la première impression féminine. Que restait-il maintenant ? Le CocaCola, ou tout autre type de soda… non, pas possible, cela ne faisait pas du tout femme. Autant demander une paille aussi, tant qu’elle y était. Finalement, il se dit qu’un jus, ça serait bien. Oui un jus, c’est sympathique. C’est convivial et pas trop agressif. On sent la fille douce et équilibrée. Mais quel jus ? Mieux vaut esquiver les grands classiques : évitons la pomme ou l’orange, trop vu. Il faut être un tout petit peu original, sans être toutefois excentrique. La papaye ou la goyave, ça fait peur. Non, le mieux, c’est de choisir un entredeux, comme l’abricot. Voilà, c’est ça. Le jus d’abricot, c’est

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parfait. Si elle choisit ça, je l’épouse, pensa François. À cet instant précis, Nathalie releva la tête de la carte, comme si elle revenait d’une longue réflexion. La même réflexion que venait de mener l’inconnu face à elle. « Je vais prendre un jus… — …? — Un jus d’abricot, je crois. » Il la regarda comme si elle était une effraction de la réalité. Si elle avait accepté d’aller s’asseoir avec cet inconnu, c’est qu’elle était tombée sous le charme. Immédiatement, elle avait aimé ce mélange de maladresse et d’évidence, une attitude perdue entre Pierre Richard et Marlon Brando. Physiquement, il avait quelque chose qu’elle appréciait chez les hommes : un léger strabisme. Très léger, et pourtant visible. Oui, c’était étonnant de retrouver ce détail chez lui. Et puis il s’appelait François. Elle avait toujours aimé ce prénom. C’était élégant et calme comme l’idée qu’elle se faisait des années 50. Il parlait maintenant, avec de plus en plus d’aisance. Il n’y avait aucun blanc entre eux, pas de gêne, pas de tension. En dix minutes, la scène initiale de l’abordage dans la rue était oubliée. Ils avaient l’impression de s’être déjà rencontrés, de se voir parce qu’ils avaient rendez-vous. C’était d’une simplicité déconcertante. D’une simplicité qui

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