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La Lutte Contre l'Abstraction

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2)Albert Camus : Konkordanz zu den Romanen und Erzahlungen, édité par Manfred Sprissler, avec l’aide de Hans-Dieter Hansen, Hildesheim, G.Olms, 1988.

3)Jacqueline Lévi-Valensi recueille clairement les correspondances entre La Peste et Combat. Voir Jacqueline Lévi-Valensi, La peste d’Albert Camus, foliothèque, 1997, pp.163-168. On peut consulter sur ce point Jeanyves Guérin, « Jalons pour une lecture politique de La Peste », in Roman 20-50, Revue d’étude du roman du XXe siècle, n ̊2, décembre 1986, pp.7-25.

4)Albert Camus, Ni Victimes ni bourreaux , in Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p.332.

*)Les italiques le sont toujours par nous.

5)Albert Camus, La Peste, in Théâtre Récits Nouvelles, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,

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scène, l’abstraction apparaît essentiellement comme obstacle au bonheur et attribut du malheur : « il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. » (p.1291) En effet, Rieux définit la période de la peste comme « cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste » (p.1293). En particulier, c’est dans la quête du bonheur chez Rambert que se montre l’opposition entre le bonheur et l’abstraction : « L’abstraction pour Rambert était tout ce qui s’opposait à son bonheur. » (p.1293) Pour lui, le bonheur est évidemment rejoindre sa femme qu’il a été obligé de quitter à cause de la fermeture de la ville. L’abstraction se lie donc à un des thèmes majeurs du roman : la séparation6).

Examinons le chap.1 de la deuxième partie et la troisième partie entière, où se trouve la situation générale des « séparés ». Dans la première phase, les séparés qui sont enfermés dans la ville souffrent de l’« imagination insuffisante » (p.1366), à savoir qu’ils ont de la difficulté à imaginer ce que font leurs amoureux, quand ils pensent à eux. Si l’on considère que Tarrou remarque que c’est le manque d’imagination de l’administration qui retarde les soins des pestiférés (deuxième partie, chap.7), il est impossible de négliger le problème de l’imagination, dont nous traiterons plus tard. Ensuite, dans la deuxième phase, où les séparés perdent la « mémoire » (p.1366), il y a une mention significative de l’abstraction : « leur[=les Oranais] amour même avait pour eux la figure la plus abstraite. » (p.1368) Pour préciser l’amour abstrait, il faut faire remarquer que les amoureux absents sont qualifiés d’« ombres » (p.1281, p.1366)7), et que « ces ombres pouvaient encore devenir plus décharnées » (p.1366). D’ailleurs, au moment de la rencontre de Rambert avec sa femme après la fin de la peste, on retrouve l’opposition de l’amour abstrait et de la chair : « [...] cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits à l’abstraction, Rambert attendait [...] de les confronter avec l’être de chair qui en avait été le support. » (p.1462)

On peut donc considérer le « décharnement » (p.1365) comme le signe essentiel de l’amour abstrait8). Or, il est intéressant que la note de Camus dans les Carnets témoigne également de l’idée de l’abstraction qui s’oppose à la chair humaine : « Démonstration. Que l’abstraction est le mal. Elle fait les guerres, les tortures, la violence, etc. Problème : comment la vue abstraite se maintient en face du mal charnel [...]9)». Dans ce roman, le thème des séparés représente mieux l’abstraction qui menace, ou plutôt efface les êtres de chair.

1995. Nos citations renvoient à cette édition.

6)Depuis vers 1943 où Camus a créé le personnage Rambert, il a tenté de « faire [...] du thème

de la séparation le grand thème du roman ». Voir Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-

mars 1951, Gallimard, 1993, p.80.

7)Camus qualifie de « silhouette » celui qu’on rend « abstrait ». Voir ibid., p.232. 8)Voir Peter Cryle, art.cit., p.10.

9)Carnets II, op.cit., p.133.

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Par ailleurs, l’abstraction doit être considérée aussi par rapport au langage10). Après la fermeture de la ville, le moyen de communication des Oranais avec l’extérieur se limite au télégramme. On pourrait évoquer qu’au début de l’Étranger, en recevant le télégramme qui annonce le décès de sa mère, Meursault pense que « [c]ela ne veut rien dire11) ». Le télégramme oblige les Oranais de n’employer que les « formules toutes faites » (p.1274) qui restreignent les messages au minimum. Même au niveau de la communication orale, ceux qui parlent s’habituent à employer « la langue des marchés », « le mode conventionnel » et « les formules banales de la conversation » (p.1280). Ainsi, sur le plan à la fois de l’écriture et de la parole, les Oranais s’expriment par des lieux communs dont le contenu est vide : « les mots qui d’abord étaient sortis tout saignants de notre cœur se vidaient de leur sens. » (p.1275)

Puisque l’abstraction est le synonyme de la peste dans ce roman, comme le montrent ces expressions : « les abstractions de la peste » (p.1293) et « la peste, comme l’abstraction, était monotone » (p.1292), les caractères de la peste s’appliquent à ceux de l’abstraction. Ce qui les constituent, c’est à la fois la monotonie et la répétition : comme « la précision et la régularité » (p.1412) et les « piétinements » (p.1373) qui rappellent la marche régulière de l’armée. Ici, voyons comment les Oranais en arrivent à n’utiliser que le langage conventionnel : « [...] nous fûmes réduits alors à recommencer sans cesse la même lettre, à recopier les mêmes appels, si bien qu’au bout d’un certain temps, les mots qui d’abord étaient sortis tout saignants de notre cœur se vidaient de leur sens. Nous les recopiions alors machinalement, essayant de donner au moyen de ces phrases mortes des signes de notre vie difficile. » (p.1275) Les italiques que nous introduisons, soulignent que la répétition machinale et monotone a paralysé la fonction normale du langage. Par conséquent, on peut dire que l’abstraction de la peste envahit non seulement les figures des amoureux qui sont inséparables de la chair, mais aussi le langage comme moyen de communication.

C’est ainsi que l’abstraction consiste à rendre les choses vides, et à les ronger. Les Oranais eux-mêmes ne se soustraient pas à l’invasion de l’abstraction, parce que leur cœur est qualifié de « vide » (p.1280), et qu’ils s’engourdissent en quelque sorte, comme l’indique la phrase : « ils n’avaient l’air de rien. » (p.1368) Sur ce point, en traitant de La Peste, Maurice Blanchot fait une remarque raisonnable : « L’homme tout à fait malheureux [...] devient ce qui n’a plus rapport avec soi, ni avec qui que ce soit, une neutralité vide, un fantôme errant [...], un vivant tombé au-dessous des besoins12). » Or, l’invasion des abstractions se lie étroitement à un des thèmes primordiaux, c’est-à-dire à la solitude, car l’abstraction

10)Voir Harutoshi Inada, art.cit., p.160 ; Peter Cryle, art.cit., p.21.

11)Albert Camus, L’Étranger, in Théâtre Récits Nouvelles, op.cit., p.1127.

12)Maurice Blanchot, « Réflexions sur l’enfer », in L’Entretien infini, Gallimard, 1997, p.258.

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éloigne les Oranais de leurs amoureux et les empêche de communiquer d’une façon normale.

II. L’acte de voir : la solidarité

Si l’abstraction entraîne la solitude, quel est le facteur de la solidarité? Il convient d’envisager les trois personnages qui évoluent considérablement durant la période de la peste : Rambert, Paneloux et Othon.

Rambert, comme nous l’avons vu, poursuit avec persistance son bonheur égoïste. Malgré toutes les tentatives d’évasion, il n’y arrive jamais. Mais, ce qui est à noter, c’est que comme la peste et l’abstraction, l’adjectif « monotones » (p.1333) est attribué à ses efforts insatiables. En effet, il répète que « ça [=la peste] consiste à recommencer. » (p.1350) La répétition circulaire de ses démarches atteint son apogée juste avant de combler son désir d’évasion, parce qu’il « tourn[e] en rond » (p.1385, p.1386) au sens littéral du terme. Il s’avère que, comme si Rambert pratiquait la pensée de Rieux : « Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler » (p.1293), il incarne l’abstraction, dont l’essence est la répétition monotone. Mais, dans son cas, l’abstraction ne finit pas par le ronger, parce qu’il décide de rester à Oran en disant ainsi : « J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville [...] Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous. » (p.1389) Le revirement de Rambert s’y manifeste d’une façon évidente. Il faut noter que Rambert reprend la parole de Rieux : « elle [=cette histoire] nous concerne tous » (p.1289), bien qu’il l’ait réfuté au début de la peste. Ce qui lui a fait renoncer au bonheur

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