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Texte De Roland Barthes

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ctères trop réels, mais dont le nom légendaire propose déjà une ambiguïté terrifiante entre la couleur de leur teinture et le sang humain qu’on est censé y boire, ce voyage nous est livré ici sous le vocabulaire de la conquête : on part non armé sans doute, mais “la palette et le pinceau à la main”, c’est tout comme s’il s’agissait d’une chasse ou d’une expédition guerrière, décidée dans des conditions matérielles ingrates (les héros sont toujours pauvres, notre société bureaucratique ne favorise pas les nobles départs), mais riche de son courage - et de sa superbe (ou grotesque) inutilité. Le jeune Bichon, lui, joue les Parsifal, il oppose sa blondeur, son innocence, ses boucles et son sourire, au monde infernal des peaux noires et rouges, aux scarifications et aux masques hideux. Naturellement, c’est la douceur blanche qui est victorieuse : Bichon soumet “les mangeurs d’hommes” et devient leur idole (les Blancs sont décidément faits pour être des dieux). Bichon est un bon petit Français, il adoucit et soumet sans coup férir les sauvages : à deux ans, au lieu d’aller au bois de Boulogne, il travaille déjà pour sa patrie, tout comme son papa, qui, on ne sait trop pourquoi, partage la vie d’un peloton de méharistes et traque les “pillards” dans le maquis.

On a déjà deviné l’image du Nègre qui se profile derrière ce petit roman bien tonique : d’abord le Nègre fait peur, il est cannibale ; et si l’on trouve Bichon héroïque, c’est qu’il risque en fait d’être mangé. Sans la présence implicite de ce risque, l’histoire perdrait toute vertu de choc, le lecteur n’aurait pas peur ; aussi, les confrontations sont multipliées où l’enfant blanc est seul, abandonné, insouciant et exposé dans un cercle de Noirs potentiellement menaçants (la seule image pleinement rassurante du Nègre sera celle du boy, du barbare domestiqué, couplé d’ailleurs avec cet autre lieu commun de toutes les bonnes histoires d’Afrique : le boy voleur qui disparaît avec les affaires du maître). A chaque image, on doit frémir de ce qui aurait pu arriver : on ne le précise jamais, la narration est “objective” ; mais en fait elle repose sur la collusion pathétique de la chair blanche et de la peau noire, de l’innocence et de cruauté, de la spiritualité et de la magie ; la Belle enchaîne la Bête, la civilisation de l’âme soumet la barbarie de l’instinct.

L’astuce profonde de l’opération-Bichon, c’est de donner à voir le monde nègre par les yeux de l’enfant blanc : tout y a évidemment l’apparence d’un guignol. Or comme cette réduction recouvre très exactement l'image que le sens commun se fait des arts et des coutumes exotiques, voilà le lecteur de Match confirmé dans sa vision infantile, installé un peu plus dans cette impuissance à imaginer autrui que j'ai déjà signalée à propos des mythes petits-bourgeois. Au fond, le Nègre n’a pas de vie pleine et autonome : c’est un objet bizarre ; il est réduit à une fonction parasite, celle de distraire les hommes blancs par son baroque vaguement menaçant : l’Afrique, c’est un guignol un peu dangereux.

Et maintenant, si l’on veut bien mettre en regard cette imagerie générale (Match : un million et demi de lecteurs, environ), les efforts des ethnologues pour démystifier le fait nègre, les précautions rigoureuses qu’ils observent déjà depuis fort longtemps lorsqu’ils sont obligés de manier ces notions ambigües de “Primitifs” ou “d’Archaïques”, la probité intellectuelle d’hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l’une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles ont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le

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