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Le Pied De Momie (Texte)

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elle criblée de grains lumineux par un oblique rayon de soleil ; des portraits de toutes les époques souriaient à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou moins fanés.

Le marchand me suivait avec précaution dans le tortueux passage pratiqué entre les piles de meubles, abattant de la main l’essor hasardeux des basques de mon habit, surveillant mes coudes avec l’attention inquiète de l’antiquaire et de l’usurier.

C’était une singulière figure que celle du marchand : un crâne immense, poli comme un genou, entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs que faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair de la peau, lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale, corrigée, du reste, par le scintillement de deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans leur orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La courbure du nez avait une silhouette aquiline qui rappelait le type oriental ou juif. Ses mains, maigres, fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie comme les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes semblables à celles qui terminent les ailes membraneuses des chauves-souris, avaient un mouvement d’oscillation sénile, inquiétant à voir ; mais ces mains agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que des tenailles d’acier ou des pinces de homard dès qu’elles soulevaient quelque objet précieux, une coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de cristal de Bohême ; ce vieux drôle avait un air si profondément rabbinique et cabalistique qu’on l’eût brûlé sur la mine, il y a trois siècles.

"Ne m’acheterez-vous rien aujourd’hui, monsieur ? Voilà un kriss malais dont la lame ondule comme une flamme ; regardez ces rainures pour égoutter le sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour arracher les entrailles en retirant le poignard ; c’est une arme féroce, d’un beau caractère et qui ferait très bien dans votre trophée ; cette épée à deux mains est très belle, elle est de Josepe de la Hera, et cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe travail !

— Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de carnage ; je voudrais une figurine, un objet quelconque qui pût me servir de serre-papier, car je ne puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent les papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur tous les bureaux."

Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala devant moi des bronzes antiques ou soi-disant tels, des morceaux de malachite, de petites idoles indoues ou chinoises, espèce de poussahs de jade, incarnation de Brahma ou de Wishnou merveilleusement propre à cet usage, assez peu divin, de tenir en place des journaux et des lettres.

J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé de verrues, la gueule ornée de crocs et de barbelures, et un petit fétiche mexicain fort abominable, représentant au naturel le dieu Witziliputzili, quand j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord pour un fragment de Vénus antique.

Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui donnent au bronze florentin cet aspect chaud et vivace, si préférable au ton vert-de-grisé des bronzes ordinaires qu’on prendrait volontiers pour des statues en putréfaction : des luisants satinés frissonnaient sur ses formes rondes et polies par les baisers amoureux de vingt siècles ; car ce devait être un airain de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps, peut-être une fonte de Lysippe !

"Ce pied fera mon affaire", dis-je au marchand, qui me regarda d’un air ironique et sournois en me tendant l’objet demandé pour que je pusse l’examiner plus à mon aise.

Je fus surpris de sa légèreté ; ce n’était pas un pied de métal, mais bien un pied de chair, un pied embaumé, un pied de momie : en regardant de près, l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gaufrure presque imperceptible imprimée par la trame des bandelettes. Les doigts étaient fins, délicats, terminés par des ongles parfaits, purs et transparents comme des agathes ; le pouce, un peu séparé, contrariait heureusement le plan des autres doigts à la manière antique, et lui donnait une attitude dégagée, une sveltesse de pied d’oiseau ; la plante, à peine rayée de quelques hachures invisibles, montrait qu’elle n’avait jamais touché la terre, et ne s’était trouvée en contact qu’avec les plus fines nattes de roseaux du Nil et les plus moelleux tapis de peaux de panthères.

"Ha ! ha ! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis", dit le marchand avec un ricarnement étrange, en fixant sur moi ses yeux de hibou : ha ! ha ! ha ! pour un serre-papier ! idée originale, idée d’artiste ; qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa fille adorée servirait de serre-papier l’aurait bien surpris, lorsqu’il faisait creuser une montagne de granit pour y mettre le triple cercueil peint et doré, tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures du jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme se parlant à lui-même le petit marchand singulier.

— Combien me vendrez-vous ce fragment de momie ?

— Ah ! le plus cher que je pourrai, car c’est un morceau superbe ; si j’avais le pendant, vous ne l’auriez pas à moins de cinq cents francs : la fille d’un Pharaon, rien n’est plus rare.

— Assurément cela n’est pas commun ; mais enfin combien en voulez-vous ? D’abord je vous avertis d’une chose, c’est que je ne possède pour trésor que cinq louis ; — j’achèterai tout ce qui coûtera cinq louis, mais rien de plus.

"Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets, et mes tiroirs les plus intimes, que vous n’y trouveriez pas seulement un misérable tigre à cinq griffes.

— Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis, c’est bien peu, très peu en vérité, un pied authentique, dit le marchand en hochant la tête et en imprimant à ses prunelles un mouvement rotatoire.

"Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe par-dessus le marché, ajouta-t-il en le roulant dans un vieux lambeau de damas ; très beau, damas véritable, damas des Indes, qui n’a jamais été reteint ; c’est fort, c’est moelleux", marmottait-il en promenant ses doigts sur le tissu éraillé par un reste d’habitude commerciale qui lui faisait vanter un objet de si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne d’être donné.

Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière du Moyen Age pendant à sa ceinture, en répétant :

"Le pied de la princesse Hermonthis servir de serre-papier ! "

Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques, il me dit avec une voix stridente comme le miaulement d’un chat qui vient d’avaler une arête :

"Le vieux Pharaon ne sera pas content ; il aimait sa fille, ce cher homme.

— Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain ; quoique vieux, vous ne remontez cependant pas aux pyramides d’Égypte", lui répondis-je en riant du seuil de la boutique.

Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition.

Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le pied de la divine princesse Hermonthis sur une liasse de papiers, ébauche de vers, mosaïque indéchiffrable de ratures : articles commencés, lettres oubliées et mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent aux gens distraits ; l’effet était charmant, bizarre et romantique.

Très satisfait de cet embellissement, je descendis dans la rue, et j’allai me promener avec la gravité convenable et la fierté d’un homme qui a sur tous les passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de posséder un morceau de la princesse Hermonthis, fille de Pharaon.

Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui ne possédaient pas, comme moi, un serre-papier aussi notoirement égyptien ; et la vraie occupation d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de momie sur son bureau.

Heureusement la rencontre de quelques amis vint me distraire de mon engouement de récent acquéreur ; je m’en allai dîner avec eux, car il m’eût été difficile de dîner avec moi.

Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques veines de gris de perle, une vague bouffée de parfum oriental me chatouilla délicatement l’appareil olfactif ; la chaleur de la chambre avait attiédi le narrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les paraschites inciseurs de cadavres avaient baigné le corps de la princesse ; c’était un parfum doux quoique pénétrant, un parfum que quatre mille ans n’avaient pu faire évaporer.

Le rêve de l’Égypte était l’éternité : ses odeurs ont la solidité du granit, et durent autant.

Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe noire du sommeil ; pendant une heure ou deux tout resta opaque, l’oubli et le néant m’inondaient de leurs vagues sombres.

Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, les songes commencèrent à m’effleurer de leur vol silencieux.

Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma chambre telle qu’elle était effectivement : j’aurais pu me croire éveillé, mais une vague perception me disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque chose de bizarre.

L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, et je sentais un léger mal de tête que j’attribuais fort raisonnablement à quelques verres de vin de Champagne que nous avions bus aux dieux inconnus et à nos succès futurs.

Je regardais dans ma chambre avec un sentiment d’attente que

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