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remière moitié du XVIIIe siècle, s’appuie sur la Médée de Pierre Corneille pour critiquer durement celle de Longepierre. Aucun de ces auteurs ne mentionne la très sénéquienne Médée de La Péruse[3], première tragédie française à avoir connu les honneurs de l’édition ; Pierre Corneille — dont la Médée doit beaucoup à Sénèque et, selon ses dires, rien à Euripide[4] — est considéré par ses successeurs comme le premier auteur français à avoir traité ce thème. Enfin, l’appropriation, par les genres de concert, des sujets de l’opéra, explique le florissement de cantates sur le même sujet, en particulier celle que Nicolas Bernier intégra à son quatrième livre[5], vraisemblablement édité en 1703, et celle que Nicolas Clérambault composa sur les vers de Marie de Louvencourt, éditée en 1710.

L’histoire de Médée imposait une dualité : dans l’épisode corinthien, Médée apparaît amoureuse et magicienne, femme bafouée et infanticide. Chez Sénèque, la dualité du personnage se résolvait dans la bascule d’une figure humaine vers la figure du monstre, Médée perdant, volontairement, toute humanité, pour s’extraire définitivement de sa condition et accéder à une forme d’héroïsme monstrueux, qui suscite l’horreur et force l’admiration.

Dans la tradition classique, il n’est plus question de résoudre la dualité par la peinture de l’inhumanité monstrueuse. La Médée sénéquienne alimente au XVIIe siècle une lecture morale : le théâtre mimétique imposait en effet une humanisation de la figure de Médée, lisible dès La Péruse, qui repose sur la nécessité d’offrir au spectateur un miroir de la condition humaine. Au XVIIe siècle, la répudiation infamante de l’épouse de Jason et les humiliations successives qu’elle subit sont ramenées à la question des passions. L’action volontaire qui, chez Sénèque, conduit Médée au crime, se transforme en une passion dont l’héroïne serait victime ; le choix se mue en fatalité et Médée, « toute méchante qu’elle est » selon les termes de Corneille, devient miroir des passions humaines. Suivant l’usage dramatique qu’on en veut faire, on distingue deux usages des passions à la scène : le premier consiste à les dominer ; le second, à montrer leur nocivité, alors qu’elles sont en principe dominées dans la vie[6]. Ce théâtre des passions va en effet de pair avec la moralité du théâtre classique. Dès lors que Médée est traitée comme une figure humaine, victime de la fureur qui la pousse à la vengeance, son entière culpabilité ne tombe plus sous le sens. À ce titre, Médée est moralement supérieure à la Cléopâtre infanticide de Rodogune, qu’anime une froide ambition dont elle reste maîtresse jusque dans le choix de sa victime.

Or la tragédie classique, morale, cathartique, suppose la désignation d’un coupable. Chez Sénèque, la fin de la tragédie met en scène Jason reniant les dieux ; à partir de Corneille, la fin de la tragédie est consacrée à la punition (possible ou impossible) du coupable — autrement dit, à l’enseignement qu’on peut tirer des passions ; même si le procès de Médée demeure impossible, puisque la magicienne s’envole sur un char tiré par des dragons, échappant ainsi à toute justice humaine. La question centrale devient donc celle de la culpabilité, sur laquelle se fonde la moralité de la tragédie. Le XVIIe, après Corneille, humanise Médée, sans la déculpabiliser ; d’abord en mettant en valeur les causes humaines de son geste, ensuite en insistant sur la culpabilité des autres personnages : Jason, coupable direct, Créon et Créüse, coupables indirects. Les variations d’une œuvre à l’autre ne reposent pas sur l’issue du procès intenté à la meurtrière : l’enjeu repose moins sur la nécessité de régler la question de la culpabilité que de la construire ; ce qui suppose un parcours tragique. Si Médée est humaine, comment peut-elle en arriver au régicide et à l’infanticide ? Corneille, puis son cadet Thomas, puis Longepierre, tentent d’épuiser la question de la culpabilité par la situation morale du personnage, s’appuyant sur la thèse de la légitimité de la fureur et de la vengeance. Médée se trouve partiellement légitimée (sans être innocentée) par les outrages et les humiliations qu’elle a subis et devient justiciable aux regards des humains, sinon des Dieux, dans un drame qu’on a pu taxer de « bourgeois », drame qui rend vraisemblable le meurtre commis par une femme, mère, bafouée, humiliée, répudiée, isolée, jetée hors de la cité répudiée, souffrante, jalouse d’une autre plus jeune et plus belle. Cela ne l’excuse pas, mais la conforte dans son statut humain.

Dès lors que la culpabilité de Médée fait question, elle se prête à l’élaboration d’une tragédie morale qui, dans l’exposé de son parcours passionné et meurtrier, donne à voir les causes de son geste. Du point de vue du traitement dramatique, la légende peut donner lieu à deux conceptions de la passion agissante : intérêt pour ce qui cause la bascule dans l’enfer de la passion, ou pour ses effets. C’est sur ce point que la distinction entre théâtre et opéra est la plus marquée.

L’ensemble des œuvres considérées évolue vers le sensible caractéristique à la fois de la fin du règne et de la scène lyrique. La double motivation sociale et amoureuse de la fureur de Médée s’atténue progressivement, pour ne plus faire place qu’à la seule blessure amoureuse ; le thème du bannissement — et, avec lui, la figure du roi — s’en trouvent considérablement atténués.

Créon, roi de Corinthe, incarnait chez l’aîné des Corneille la violence du pouvoir et l’injustice faite à la Colchidienne réfugiée. Thomas Corneille, écrivant pour le chant, atténue considérablement la méchanceté du prince. Depuis toujours, Créon est excessivement, injustement puni : de son manque de clairvoyance tout d’abord (que Corneille, précisément, reproche à Euripide et à Sénèque) ; de sa cruauté ensuite. Le caractère du roi, défini en fonction des nécessités dramatiques — et qui, à ce titre, varie d’une œuvre à l’autre —, paraît, dans les tragédies en musique, plus mesuré dans ses paroles, réticent à verser le sang de ses sujets. Il mourra pourtant, et le châtiment qu’il subit paraîtra d’autant plus sévère que le roi aura perdu une part de sa violence.

Chez Corneille, l’humanité de Médée était accentuée par la violence de la méchanceté de Créon, qui la tutoyait avec mépris. Dans la scène du déni (Acte II, scène 2), la tentative de Médée pour imposer son droit à la parole, la première des défenses, se solde par le vers le plus terrible de toute la tragédie, exprimant l’isolement auquel le bannissement contraint Médée : « Ton père te déteste, et l’univers te fuit. ». Longepierre, écrivant lui aussi pour la déclamation, conserve cette extrême dureté du roi, qui n’a plus rien du souverain magnanime. Face au refus de Médée d’obtempérer (Acte II, scène 3) et face à l’exigence de justification qu’elle pose, Créon retrouve la violence et le tutoiement instaurés par Corneille (« Va, sors de mes États ; sors, barbare étrangère »), menace Médée de mort (« Tu périras, barbare ! au milieu des supplices »). Longepierre est le seul à introduire dans cette condamnation le thème de la purification[7], qui évoque la condamnation de Phèdre.

Thomas Corneille n’allège pas la charge de Créon. Mais la figure du roi a perdu sa violence et la brutalité de son vocabulaire. Le glissement d’un genre à l’autre explique la disparition des vers forts et, avec eux, d’une brutalité verbale toute cornélienne. Chez Pierre, Créon tutoyait Médée avec mépris ; chez Thomas, Médée, par orgueil, tutoie le roi, Thomas inversant la situation posée par son frère. Alors que le Créon de Pierre Corneille achetait la paix, la condamnation à l’exil paraît inévitable chez Thomas [8], les protagonistes étant contraints l’un par son destin de roi (Créon invoque le bien public), l’autre par son amour pour Jason, qui acquiert une importance qu’il n’avait pas chez l’aîné des Corneille.

C’est avec Pellegrin que bascule la figure du monarque. De roi puissant et dur, il devient père sensible. Cette mutation du caractère s’accompagne d’une régression de la présence du personnage qui, totalement absent des deuxième et troisième actes, n’apparaît plus que dans six scènes, sur les trente-deux que compte la tragédie. Le roi cruel se mue chez Pellegrin en père attendri mariant sa fille[9]. Sa présence est d’abord entièrement dévolue à la louange de son futur gendre[10], qu’il invite le peuple à célébrer[11], puis à la douleur de perdre sa fille ; son entrée, à l’acte IV, est introduite par Créüse qui insiste sur la faiblesse du roi : « Le roi vient, il gémit ». La guerre contre la Thessalie, et avec elle le motif de la contrainte politique, ont disparu, et le bannissement de Médée n’est évoqué que tardivement (Acte IV, scène 3). Son rôle politique ne prend corps que lors de son affrontement à Médée, repoussé au quatrième acte, ce qui fait perdre de sa force à l’ordre du roi. Ainsi différée, la condamnation intervient après que Médée a montré l’intensité de sa fureur maléfique (l’acte III se clôt sur l’irruption des démons qu’elle a appelés pour servir sa vengeance) ; le verdict paraît d’autant plus légitime, et moins cruel :

CRÉON

Le Ciel te livre à mon couroux,

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