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L'Origine De l'Etat

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es » ne concernaient que les polis, c’est-à-dire les cités où le pouvoir était déjà constitué et où un ordre avait été établi entre gouvernants et gouvernés. Or, Aristote était conscient que ces régimes ne concernaient pas tous les humains et que plusieurs d’entre eux, notamment des barbares, vivaient en dehors de tout lien politique1. C’est pourquoi la cité n’était pour Aristote qu’une des formes de l’organisation sociale, à laquelle s’ajoutaient la famille et le village. Le philosophe s’intéressait à l’essence de la cité, mais ne questionnait pas son origine historique. Quoi de plus normal, puisqu’elle était naturelle et précédait même les autres formes d’organisation sociale. La cité était en effet antérieure aux villages et à la famille, de la même manière que le tout est antérieur à ses parties. Ce n’est donc pas par ignorance qu’Aristote n’a pas développé de théorie de l’origine de l’État2, mais bien parce que la

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Aristote, Politique, I, 2, Traduction J. Tricot, Paris : Vrin, 1962, pp. 24-31. C’est ce que soutient, par exemple, Robert L. Carneiro, « A Theory of the Origin of the State », dans Science 169 (1970), pp. 733-738.

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vision architectonique qu’il endossait aurait rendu absurde une explication de la cité à partir de formes sociales antérieures. Il faudra un long cheminement pour que la question de l’origine de l’État acquière le sens qui nous intéresse aujourd’hui. L’accumulation des récits ethnographiques, portés par les missionnaires et explorateurs, de même qu’une meilleure connaissance de l’histoire ancienne, a sans doute contribué à ramener la question à l’avant-scène chez les penseurs modernes. Aristote pouvait peut-être expliquer le mode de vie des « barbares sans chefs » à partir d’une architectonique centrée sur la perfection de la cité grecque, mais pouvait-on dire la même chose des sauvages américains? Visiblement, ceux-ci n’appartenaient pas à la périphérie de notre humanité. Ayant vécu dans l’isolement et l’autarcie depuis toujours, il fallait bien conclure qu’ils appartenaient à une autre humanité. Or, si c’était bien le cas, la différence entre les sociétés de sauvages et les sociétés civiles ne pouvait plus simplement s’expliquer à partir d’un ordonnancement naturel des sociétés humaines. Elle devait désormais s’expliquer sur un mode conventionnel. C’est du moins cette lecture charitable qu’a adopté un auteur comme Montaigne3. On ne s’étonne pas dès lors de l’intérêt qu’a éveillé en lui la lecture de La Boétie qui, dans son Discours de la servitude volontaire4, dépeignait précisément le caractère conventionnel de la domination politique. La tyrannie et les hiérarchies sociales pouvaient d’autant plus apparaître comme conventionnelles qu’une nouvelle humanité semblait en être totalement dépourvue5. Quoiqu’il en soit, c’est avec les penseurs du contrat social que la question de l’origine de l’État s’installera au centre de la philosophie politique. Elle y restera pendant deux siècles. Pour Hobbes, Locke ou Spinoza, l’objectif principal n’était plus de déterminer quel était le meilleur régime, mais bien d’où la société civile tirait son origine. Il ne s’agissait plus simplement de classifier les formes de gouvernement, mais bien d’expliquer ce qui en général justifiait la soumission de l’homme à des hiérarchies sociales dont la nature était nécessairement conventionnelle.

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Michel de Montaigne, « Des cannibales », dans Essais, I, XXXI, Paris : Gallimard, 1965, pp. 300-314. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris : Mille et une nuits, 1997. Robert Legros, L’avènement de la démocratie, Paris : Grasset, 1999.

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L’origine de l’État et la nature de la coopération

Cette constitution de la société civile était bien sûr pensée à partir d’un état originel, l’état de nature, que les auteurs contractualistes, par prudence sans doute, se sont bien gardés de poser comme historique. La bible reste elle-même laconique sur l’organisation sociale des premiers humains. Les villes et les royaumes apparaissent très tôt après le déluge, mais rien n’empêchait de penser qu’ils avaient été précédés d’un état général de sauvagerie. Il était donc possible de voir dans les sauvages américains l’image des premiers habitants du monde, ce que John Locke proposa d’ailleurs explicitement6. Quoiqu’il en soit, pour les penseurs du contrat social, déterminer l’origine de la société civile, c’était d’abord et avant tout en élucider les fondements rationnels. En ce sens, les spéculations sur l’origine réelle des États avaient d’abord une fonction pédagogique, à laquelle les considérations historiques sont demeurées subordonnées. La chose change peut-être avec Rousseau qui, tout en reconnaissant prudemment le caractère fictif de l’état de nature, n’hésite pas à multiplier les comparaisons avec les sauvages. Au coeur des Lumières, alors que la science est totalement imprégnée de l’histoire naturelle naissante, poser l’origine de la société civile n’équivaut déjà plus à s’engager simplement dans une reconstruction des conditions rationnelles de celle-ci. Cela implique également de questionner la place que les sociétés sauvages et civilisées occupent les unes par rapport aux autres dans l’histoire de l’espèce humaine. Condorcet, dans son œuvre posthume sur les progrès de l’esprit humain, l’illustre bien, puisqu’il aborde clairement la question de l’origine de l’État comme un problème historique : « Le besoin d’un chef, afin de pouvoir agir en commun, soit pour se défendre, soit pour se procurer avec moins de peine une subsistance plus assurée et plus abondante, introduisit dans ces sociétés [les peuplades] les premières idées d’une autorité politique. »7 De telles synthèses ne sont pas surprenantes, puisque l’histoire est de plus en plus habitée par l’idée que la nature forme un ensemble dynamique tourné vers le progrès. Ces considérations s’ajoutent nécessairement à celles des philosophes contractualistes: il ne

John Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre VIII, 108-109, Paris : Flammarion, 1992, pp. 224227. 7 Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, Paris : Agasse, An III (1794), p. 24.

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s’agit plus simplement de reconstruire les conditions de possibilité des sociétés civiles, mais bien d’imaginer comment celles-ci peuvent prendre place dans le déploiement général de l’humanité. Cette question sera à la source de la philosophie de l’histoire de Hegel, pour qui il ne s’agit plus simplement de penser les différents états de l’humanité, mais bien d’envisager ceux-ci dans le cadre d’un même déploiement de l’esprit. Pour Hegel, les sauvages africains, auxquels il consacre de longs passages tout en admettant en savoir peu de choses, « ne sont pas encore parvenus à cette reconnaissance de l’universel. Leur nature est le repliement en soi. Ce que nous appelons religion, État, réalité existant en soi et pour soi, valable absolument, tout cela n’existe pas encore pour eux. »8 Ethnocentrisme, dirait-on aujourd’hui. Sans aucun doute. L’important est que Hegel n’hésite pas à considérer le sauvage africain comme participant à la même dynamique évolutive, l’histoire universelle. À l’aube du XIXe siècle, il ne manquait donc plus qu’un ingrédient pour que la question de l’origine de l’État puisse prendre pleinement le sens que nous lui attribuons aujourd’hui. Cet ingrédient est la conviction nouvelle selon laquelle l’histoire générale des sociétés humaines est susceptible d’être saisie par une science positive de l’homme. À cette idée, nous pouvons bien entendu associer Auguste Comte et sa loi des trois états, mais aussi Marx et Engels, dans L’idéologie allemande, puis, plus tardivement, Engels, dans son traitement détaillé9 du livre de Lewis H. Morgan, Ancient Societies10. La surprise de Engels devant l’ampleur du travail de Morgan témoigne d’un changement de dynamique : les philosophes avaient définitivement perdu le monopole du questionnement sur l’origine de l’État. Celui-ci était devenu l’objet de nouvelles disciplines : l’anthropologie et la sociologie. Ce sont elles qui élaboreront désormais les principaux schémas et les principales méthodes à partir desquels se penseront l’origine de l’État et l’évolution des sociétés. Dans ce domaine, Morgan avait eu un noble prédécesseur. Herbert Spencer avait en effet proposé d’importer la pensée évolutionniste

8 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire, Paris : Bibliothèques 10/18, 1965, p. 250. 9 Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris : Éd. Sociales, 1983. 10 Lewis Henry Morgan, Ancient Society, or Researches in the Line of Human Progress from Savagery,

through Barbarism to Civilization, Londres: Macmillan & Co, 1877 (1871).

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