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L Orateur Intime

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onte le lyrisme intime de Victor Hugo dans ses principaux recueils poétiques avant l’exil et la force idéologique de ces mêmes recueils, on observe aussitôt une ambiguïté exposée par le poète lui-même à travers la pièce liminaire des Rayons et les Ombres : « Les pieds ici, les yeux ailleurs ». S’agit-il seulement de considérer la duplicité évidente du poète visionnaire et du poète-homme ? S’agit-il encore d’envisager simplement les différences de nature de l’expression des émotions intimes de l’âme et de l’expression des visions de l’homme engagé dans une société incertaine ? Les deux parties du corps du poète -et du corps des poèmes- seraient donc vouées à l’engagement d’une part et au désengagement d’autre part... Les « pieds » pourraient représenter le poète matériellement englué dans la réalité historique et sociale et les « yeux » le poète « pensif » tourné vers le lyrisme de l’intimité. A moins que ce ne soit l’inverse : les « pieds » seraient liés aux vicissitudes du quotidien personnel exprimé par la simplicité d’une écriture intime, les « yeux » s’envoleraient vers le grand ciel des idées où l’on retrouverait la présence du poète-arbitre, au-dessus de la mêlée, donnant à voir les imperfections de ce monde et proposant une vision de l’avenir, hors de tout propos personnel.

Cette dichotomie du « moi » du poète semble impliquer tout à la fois deux types de poésie — l’intime et la « publique » (au sens où celle-ci parlerait de tout autre chose que celle-là et se mêlerait à la vie politique, matérielle, historique ou sociale) — et deux types de sujets : l’un parlerait pour soi et l’autre au nom de et pour les autres — que ce soient des individus ou des peuples. Or, qu’il soit intime ou public, le poète nous adresse la parole de la même manière : le lecteur est « interpellé »[2] en tant que sujet concret par le sujet auteur. Ce dernier produit un texte qui ne peut donc, d’aucune façon, être en dehors d’une forme d’idéologie. Plus concrètement, un texte poétique, dès lors qu’il est publié dans un recueil, s’adresse à un lectorat anonyme et pourtant compris comme sujet paradigmatique et universel, bien qu’il puisse, sur le papier, être adressé à un tiers référentiel, identifiable dans l’entourage du poète. Dès lors, nous pouvons aussi bien lire un poème dont la tonalité est intime comme nous lisons un poème-récit, un poème-spectacle ou un poème-vision : nous sommes toujours le sujet idéologique interpellé par la parole de Victor Hugo et sa poésie est toujours-déjà une parole idéologique. L’intimité poétique ne peut donc pas s’analyser hors de la sphère idéologique. La question qui pourrait alors se poser est de savoir en quoi la parole poétique hugolienne avant l’exil peut tout à la fois porter la charge d’une esthétique intimiste et le poids d’un engagement lyrique ressortissant à une éthique de l’écriture-monument[3].

Peut-être le simple acte de donner de la « voix » à ce qui n’en a pas constitue-t-il déjà un ciment susceptible de lier les deux charges citées plus haut ? Mais que faire alors du don de la « parole » à ceux qui n’en ont pas ? Que l’énonciation soit déléguée comme dans maintes pièces des Orientales ou que le moi de l’énonciateur poète s’efface plus subtilement, la parole poétique laisse le champ libre à la constitution d’une intimité de « l’interpellation » du sujet lecteur: c’est l’énonciation elle-même qui construit alors un rapport d’ordre intime avec le destinataire, et non plus le destinateur. C’est peut-être par ce biais que l’intimité poétique participe à et pénètre la sphère politique de l’écriture hugolienne. Le problème de la « porosité » des deux univers — intime et public— se pose ainsi en des termes dont les variations sont multiples.

L’interpellation rhétorique

Cette interpellation du sujet lecteur dont nous venons de parler est d’ordre rhétorique avant tout, mais une rhétorique bien particulière : si l’on veut bien reconsidérer les trois catégories antiques du discours (le délibératif, le judiciaire et le démonstratif – ou épidictique –), on s’aperçoit que le discours mis en œuvre par Hugo ressortit à la logique judiciaire, même à l’intérieur de ses poèmes les plus intimes. Je m’explique : Aristote décrit trois genres d’auditeur qui correspondent à trois types d’orateur :

1. l’auditeur citoyen qui doit se prononcer sur l’opportunité d’une loi en s’exprimant par un vote. Il s’agit de décider de l’avenir de la cité.

2. l’auditeur juge qui doit émettre une sanction et se prononcer éthiquement sur le passé.

3. l’auditeur spectateur qui se prononce sur le talent de l’orateur.

Au deuxième type d’auditeur correspond l’orateur qui doit accuser ou défendre une personne dans l’enceinte du tribunal. L’originalité de Hugo réside, ici, dans le lieu de ce tribunal. Il s’agit en effet, à mon sens, d’un tribunal intime : c’est l’espace de l’imaginaire, de la pensée et du rêve du poète. Cet espace est partagé entre plusieurs voix, de la défense à l'accusation. Le texte des Orientales demeure le plus apte à signifier cette juxtaposition des voix et partis .

Le point de vue grec et le point de vue turc sont, en effet, juxtaposés dans l'organisation même du recueil et se font face. C'est le cas, par exemple, de la confrontation page à page des poèmes 5 et 6. Dans Navarin, le locuteur chante la victoire grecque en s'adressant au héros absent lors de la bataille, Canaris, et lui raconte le combat naval avant de finir par distribuer les louanges et les blâmes aux pays européens dans la septième et dernière section du poème :

« Salut, donc, Albion, vieille reine des ondes !

Salut, aigle des Czars, qui planes sur deux mondes !

(...) »

et plus loin:

« Je te retrouve, Autriche ! – Oui, la voilà, c’est elle !

Non, pas ici, mais là, – dans la flotte infidèle.

Parmi les rangs chrétiens en vain on te chercha.

Nous surprenons, honteuse et la tête penchée,

Ton aigle au double front cachée

Sous les crinières d’un pacha ! »

L’Autriche subit, ici, une véritable mise en demeure et les jurés sont interpellés par les déictiques « ici » et « là ». Nous reviendrons plus tard sur l’identité de ces jurés.

Le poème suivant appelle à la barre le Mufti et son « cri de guerre » :

« En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet!

(...) »

L’injonction polyptotique et la répétition rendent non seulement l’entêtement du locuteur mais traduisent aussi la prise à parti des auditeurs–lecteurs.

Deux camps sont donc en présence : deux façons de dire une subjective vérité. On pourrait rapprocher ce face à face textuel d’une mise en scène bien particulière que Ludmilla Wurtz montre et développe dans le premier chapitre de sa troisième partie « Histoire de l’interlocution », « Le je vacant des Orientales »:

« Le recueil est construit sur le modèle d’un texte dramatique déléguant la parole à des personnages. Mais les points de vue énonciatifs distincts qui, sur scène, seraient incarnés par des comédiens différents qui sont, dans les Orientales, unifiés par la fiction proprement lyrique d’un énonciateur majeur assumant la responsabilité du discours dans son ensemble. Cette contradiction énonciative est au fondement de l’expérience poétique et politique qui caractérise Les Orientales. »[4]

Cette figuration du texte poétique comme texte dramatique permet l’exploration des possibles énonciatifs qui s’offrent à tout « je ». Ainsi, Ludmilla Wurtz en arrive à penser que « le poète ne délègue pas la parole aux personnages fictifs mais s’identifie à chacun d’eux tour à tour, arpentant la scène énonciative du « je » poétique sous des masques différents afin d’y donner en spectacle l’essentielle vacance de la « première personne ». On en vient alors à dire que la parole n’est la propriété de personne et, comme le dit encore Ludmilla Wurtz, « le Moi est investi par l’Autre qui y parle. Les ennemis mêmes ne sont que des instances possibles du Moi. Le barbare n’est donc pas l’Autre, mais celui qui refuse de reconnaître la gémellité des Moi, leur identique et inaliénable droit à la parole. » On comprend mieux alors la juxtaposition des deux pièces citées plus haut. Mais ce théâtre assimilé au recueil n’est il pas intérieur ? Et, du même coup, le tribunal qui est le lieu métaphorique de ce théâtre n’est il pas, lui aussi, une transposition extérieure du monde intime de la pensée du poète ?

Les autres recueils du même tome gagnent à être mis en regard par rapport aux Orientales. Nous savons que ce que nous interrogeons ici est paradoxal : Les Feuilles d'automne ne peuvent-elles pas éclairer a posteriori Les Orientales

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