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La Culture Nous Libère-t-Elle Des Préjugés ?

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ont en fait prescrits par le type culturel dans lequel nous avons grandi : ce que nous faisons tout naturellement n'a rien de naturel ; pour preuve, d'autres communautés humaines s'organisent autour de valeurs foncièrement distinctes, et parfois même en contradiction avec les nôtres. En ce sens, notre culture n'est-elle finalement que la sédimentation de préjugés d'autant plus respectés qu'ils sont anciens, préjugés que nous érigeons en autant de normes absolues et que nous plaquons ensuite sur les autres cultures ?

La culture au premier sens, c'est ce que nous nommons la « culture générale », celle qui distingue l'homme « cultivé » de l'homme « inculte ». Comme telle, la culture établit d'emblée une hiérarchie non seulement entre les œuvres, mais aussi entre les individus : il y a ceux qui la maîtrisent et ceux qui ne la maîtrisent pas. On peut alors se demander s'il n'y a pas là un rapport de cause à effet : la culture ne classe les œuvres (il y a celles qui doivent être connues par les gens instruits, et celles qui n'ont aucune valeur culturelle) que parce qu'elle permet de hiérarchiser les gens. Telle est du moins la thèse du sociologue Pierre Bourdieu, selon laquelle « la » culture est en fait un instrument de discrimination sociale : la classe dominante érige ses goûts et préjugés en normes culturelles, car cela lui permet de faire de ses enfants autant d'héritiers qui seront favorisés dans leur parcours scolaire, parce qu'ils sont les seuls dont la culture familiale est la même que la culture transmise à l'école. En somme, la « culture » décrète que Baudelaire vaut mieux que le rap, parce que cela permet à la classe dominante (celle dont les enfants connaissent Baudelaire avant de le découvrir au lycée) de favoriser son auto-reproduction : pour faire partie des classes supérieures de la société, il faut avoir réussi son parcours scolaire ; mais ce parcours sera d'autant plus aisé à réussir qu'on sera déjà initié par la culture de ses parents à ce qui sera effectivement enseigné par l'institution éducative.

La culture, loin de nous libérer du préjugé, permet alors à la classe qui concentre tous les pouvoirs (financiers, politiques, symboliques) d'asseoir sa domination : c'est un préjugé, et même un préjugé intéressé, que de croire que Baudelaire est un grand poète et que le rap est un genre mineur.

N'est-ce pas cependant ici prendre proprement les choses à l'envers ? Car enfin, on peut soutenir, comme le fait Alain Finkielkraut, que le rôle de la culture (et de l'institution scolaire qui la transmet), c'est justement de nous sortir de notre classe sociale d'origine et d'établir peu à peu un territoire commun qui dépasse nos goûts et dégoûts individuels. La culture est en ce cas bien un héritage, mais en un tout autre sens que ne l'entendait Pierre Bourdieu : elle est une invitation à nous libérer de ce qu'à présent nous sommes (et que nous n'avons pas choisi d'être) en nous confrontant à l'altérité. L'inactualité des grandes œuvres de la culture n'est pas alors le signe qu'elles ne nous disent plus rien, et n'ont plus rien à nous dire : c'est au contraire la preuve qu'elles disent quelque chose que notre présent lui-même ne dit pas, le signe qu'elles enrichissent le discours de notre temps et permettent de le mettre à distance. Comme le disait Nietzsche, les œuvres de l'art et de la pensée grecs ont quelque chose d'infiniment dépaysant, et quiconque les fréquente non seulement s'approprie son propre passé, mais se libère de ses préjugés présents en les faisant apparaître comme préjugés.

La question toutefois se pose : pourquoi sommes-nous à présent tentés de voir la culture comme quelque chose de mort, d'encombrant, d'inutile, bref, comme constituée d'autant de préjugés qui nous emprisonnent et dont il faudrait se libérer ? C'est ici sans doute qu'il faut songer à ce que disait Hegel de la mort des vieillards : les vieillards meurent contents, ce qui ne signifie pas qu'ils sont contents de mourir, mais qu'ils cessent de vouloir vivre parce qu'ils ont obtenu de la vie le contentement, c'est-à-dire qu'ils n'en attendent plus rien. Or il en va de même pour la culture : la culture, c'est l'ensemble des œuvres par lesquelles un peuple a transformé son monde et l'a fait à son image. L'esprit du peuple grec se reflète parfaitement dans la statuaire grecque ou dans la tragédie ; en d'autres termes, l'esprit grec s'est parfaitement objectivé dans des œuvres qui l'incarnaient exactement. Or, précisément, une culture n'est productive que pour autant qu'elle demeure insatisfaite de son monde, pour autant que le réel lui semble devoir être transformé ; du coup, quand une culture a peuplé ce monde d'objets dans lesquels elle se retrouve sans reste, elle finit par s'éteindre, parce qu'elle devient incapable d'inventer encore. Les cultures ne meurent pas d'indigence, mais de richesse : au moment où un peuple se reconnaît parfaitement dans le monde tel que ses œuvres l'ont transformé, il finit par s'ennuyer à en mourir, au sens propre. Il y a désormais trop de choses à connaître, le passé est devenu trop riche, l'individu est noyé dans les œuvres et ne sait plus quoi choisir, quoi prendre, quoi aimer : le destin d'une culture, c'est d'éclater d'indigestion.

Or c'est justement quand une culture se meurt qu'elle se met à douter de sa propre nécessité, que les hiérarchies établies entre les œuvres lui semblent autant de préjugés, qu'elle est vécue elle-même et dans son ensemble comme un poids inutile dont il faut se défaire : penser que la culture ne nous libère pas, c'est nul doute l'indice qu'au fond nous n'y croyons plus, et c'est pour cette raison même qu'elle nous semble n'être qu'un long préjugé.

C'est donc parce que notre culture étouffe sous le poids de sa propre richesse qu'elle nous semble insupportable : notre fatigue la frappe d'un indice de fragilité, nous ne croyons plus aux valeurs dont elle est porteuse. Sans doute n'est-ce pas un simple hasard de l'histoire si c'est au même moment que l'homme occidental s'est tout à la fois détourné des œuvres de sa culture et qu'il s'est ouvert à des cultures autres, entendons par là à d'autres civilisations. Ici donc, il ne s'agit plus de la culture comme ensemble d'œuvres reflétant l'esprit d'un peuple, mais comme ensemble de normes ou valeurs définissant un mode d'être : c'est la culture de l'homme occidental, par opposition par exemple aux cultures d'Asie, d'Afrique ou d'Océanie ; non plus la « culture générale », mais celle qu'étudie l'ethnologue.

Or ce que nous apprend l'ethnologie justement, c'est que ce que nous prenons pour des normes absolues et universelles ne sont que des normes culturelles propres à une communauté donnée : nous avons cru que celui qui avait une culture autre n'avait pas de culture du tout. Non seulement alors la culture est un terme relatif, mais elle n'a de valeur absolue que pour celui qui, empêtré dans ses propres valeurs, est incapable de sortir l'ethnocentrisme naïf qui caractérise d'abord toute civilisation. Découvrant l'altérité d'autres modes culturels, nous apprenons alors à dépasser nos préjugés, parce que là encore c'est dans cette confrontation à ce qui n'est pas comme nous qu'ils apparaissent comme tels.

En ce sens, si toute culture peut être ramenée à un ensemble de normes dont nous préjugeons, ce qui nous libère du préjugé, ce n'est pas l'absence de culture, mais l'ouverture à des cultures différentes. Telle est la leçon des Lettres persanes de Montesquieu : l'étrangeté de l'étranger doit m'amener à comprendre qu'à ses yeux, c'est moi qui suis étrange, en d'autres termes elle doit m'amener à prendre vis-à-vis de mes propres normes culturelles un regard critique et distancié.

Faut-il alors, au nom de la critique d'un ethnocentrisme coupable (et d'autant plus coupable que nous avons imposé, avec une violence inouïe, notre modèle de civilisation à la terre entière), réduire notre propre culture à un ensemble de préjugés dont il serait urgent de se déprendre ? Il faut remarquer tout d'abord, on l'a

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