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La Mare Au Diable

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chon » [3]. Sainte-Beuve admire lui aussi ce peintre qui sait « le vol des grues dans le nuage, le babil de la grive sur le buisson et l’attitude de la jument au bord de la haie », quoiqu’il trouve l’ultime développement « un peu long »... [4].

Notre lecture sera toutefois moins générale dans son champ d’application et moins généreuse dans son registre d’évaluation. L’hypothèse est en effet qu’une polyphonie culturelle assez inattendue est au cœur du récit.

Post-scriptum

Rappelons d’abord à quel point l’histoire génétique et éditoriale du texte est symptomatique du statut incertain de ce post-scriptum.

Le manuscrit du récit champêtre forme un ensemble de cent-trente-sept feuillets. Ce premier manuscrit est suivi d’un autre de cinquante-six feuillets intitulé La Noce de campagne. Ces deux manuscrits ne sont pas contemporains puisque Sand n’a commencé à écrire La Noce que plusieurs semaines après avoir fini La Mare au Diable : « Je vais m’occuper des deux chapitres que je vous ai promis », avait-elle écrit à ses éditeurs fin janvier 1846. Quelques jours plus tard, elle confirmait l’avancée de sa rédaction : « Je travaille aux deux chapitres qui doivent compléter ce roman. Vous les recevrez dans peu de jours. » Et le 24 mars, elle annonce à ses éditeurs : « Messieurs, j’ai terminé l’appendice de la Mare au Diable, 55 pages qui font 4 chapitres. Vous avez donc bonne mesure. » [5]

Ainsi, La Mare au Diable parut bien en feuilleton dans Le Courrier français, du 6 au 15 février 1846, mais ce n’est que dans les livraisons du 31 mars au 6 avril que les lecteurs eurent la surprise de lire La Noce de Campagne. Dans l’édition originale (1846), l’appendice constitue les chapitres XVIII, XIX, XX et XXI de l’ensemble. Par contre, dans toutes les rééditions du roman, « l’appendice a pour titre Les Noces de Campagne et non plus La Noce de Campagne, et les quatre chapitres en sont numérotés à part (...) ». En résumé, le texte principal du roman champêtre et son appendice ont d’abord été publiés séparément puis édités soit dans la continuité, soit dans la discontinuité des chapitres de la fiction romanesque. Ces avatars éditoriaux sont d’autant plus remarquables que les quatre chapitres de l’appendice qui couvrent une bonne dizaine de pages chacun (Les noces de campagne, Les livrées, Le mariage, Le chou) occupent dans l’économie d’ensemble de la publication près d’un tiers du volume.

Il est fort possible que des logiques éditoriales et des enjeux financiers entrent en compte dans la rédaction puis la publication de ce complément. Ces motifs ne peuvent pourtant rendre raison ni du statut narratif singulier ni des contenus culturels particuliers de cette continuation. Cette excroissance discursive n’est d’ailleurs pas la seule. « L’historiette » est précédée de trois prologues ou avant-propos, sérieux et savants : La Notice de 1851 [6], « L’Auteur au Lecteur » et « Le Labour ». Voilà un bien long péritexte pour une « histoire modeste »... qui s’origine comme en surimpression dans une gravure d’Holbein et dans une « scène réelle » que l’auteur aurait eu sous les yeux « dans le même moment, au temps des semailles. » [7] La fiction champêtre se présente donc comme un court récit, encadré par deux séries de discours, les uns introductifs, les autres conclusifs.

Rapporter/témoigner

En fait, au plan narratif, La Mare au Diable présente deux postures énonciatives consécutives et formellement distinctes. Le discours est d’abord pris en charge par une narratrice essentiellement extradiégétique (elle n’est présente que dans le prologue de la fiction racontée) puis par la même narratrice qui, cette fois, est personnellement engagée dans le récit des noces qu’elle dit rapporter de visu (narratrice intradiégétique). Dans le premier cas, la narratrice se fait le porte-parole du personnage principal : « Je connaissais ce jeune homme (...). Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas écrite (...). »(M25) [8] Ce contrat narratif est réaffirmé en clôture de l’intrigue principale : « Ici finit l’histoire de Germain, telle qu’il me l’a racontée lui-même (...) » [9]. (A131)

Dans l’Appendice par contre, c’est la narratrice qui propose de raconter « en détail » à son « cher lecteur » une noce de campagne, « celle de Germain, par exemple à laquelle j’eus le plaisir d’assister, il y a quelques années. » (A132). Dans les deux cas, la narratrice se prétend en position de témoin direct [10], témoin auriculaire d’un récit de vie qu’elle aurait recueilli puis d’une pratique rituelle localisée à laquelle elle aurait participé personnellement. Un travail de collecte d’un ethnotexte narratif en somme, doublé d’une observation plus ou moins participante sur le terrain et d’une écriture ethnographique [11]. Mais les différents statuts de la narratrice sont textualisés selon des modalités discursives complexes qui sont sans doute révélatrices de son rapport à la culture paysanne berrichonne et du pacte culturel qu’elle propose à ses lecteurs (qu’elle vouvoie dans les pages introductives et tutoie dans l’incipit de l’appendice).

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La première narration est donc enchâssée dans un discours qui la contextualise : « Je me promenais dans la campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du cultivateur (...). Je marchais sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine (...). A l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique (...). Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, (...) marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère (...). Je savais leur histoire (...). Et bien ! arrachons s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. » La narratrice rapporterait donc un discours indigène dont elle s’efforcerait de « traduire » au mieux les « idiotismes pittoresques » [12]. La romancière a en effet pleine conscience de l’altérité linguistique sinon culturelle de ses personnages : « C’est une véritable traduction qu’il faut au langage antique et naïf des paysans de la contrée que je chante (comme on disait jadis). » (A131) Le travail d’écriture repose ici sur la tresse d’une triple médiation discursive :

reformulation d’un récit oral en récit écrit (même si l’auteur emploie le terme « dire » pour décrire le mode linguistique du récit qu’elle va raconter/rapporter) ;

transposition d’une oralité paysanne (Germain est analphabète [13]) dans l’ordre de l’écrit lettrée (même si la romancière avait le projet d’inscrire le roman dans un cycle plus large sous le titre général de « Veillées du Chanvreur ») ;

métaphorisation de l’activité scripturale, poétiquement assimilée aux sillons que le laboureur trace dans son champ (« Je me demande pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue. » (M48).

Cette savante litéracie qui serait au plus près d’un langage originel et original est en fait une violence symbolique : l’auteur éprouve le besoin de se justifier. Pour Sand, cette dépossession de la parole propre de Germain ne serait que doublement relative. En effet, sans le conservatoire de l’écrit lettré, estime-t-elle, « le roman de sa propre vie » était voué « au néant de l’oubli. » Elle légitime par ailleurs cette version écrite des autobiographèmes que Germain lui aurait confiés en assurant que son informateur (le fin laboureur) « n’en saura rien et ne s’en inquiétera guère ». On ne saurait mieux souligner cependant « l’asymétrie des échanges symboliques » qui interdit de « décrire comme regard fasciné par la valeur ou la beauté de la culture populaire ce qui n’est jamais chez les dominants que l’exercice d’un droit de cuissage symbolique. » [14] De fait, l’auteur ne se prive pas du droit d’intervenir dans le cours d’un récit annoncé comme rapporté de la bouche d’un paysan amical et exemplaire. Un ou deux exemples glanés au hasard suffiront pour marquer cette mise à distance discursive [15] et cette main mise sur le récit, par généralisation savante ou au contraire par intrusion dans le for privé du héros :

« La chasteté des mœurs est une tradition sacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des grandes villes. » (M67)

« Je ne sais pas comment, je ne m’étais jamais aperçu, pensait-il, que cette petite Marie est la plus jolie fille du pays ! » (M101)

Si la romancière assume structurellement et explicitement ce « droit de cuissage » narratif (le récit est à la 3° personne), c’est qu’elle entend faire partager à « l’homme civilisé » ce « rêve de la vie champêtre » qui a été de tout temps « l’idéal des villes et même celui des cours. » (M29) Cette visée politique ou idéologique l’autorise même à suggérer, comme par un mécanisme de déplacement qui ferait symptôme, l’exercice d’un très concret droit de cuissage.

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