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Camus

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rd et la trahison, Grand et la petitesse immense du quotidien vécu dans la fidélité à soi (le seul héros du livre), Paneloux et la question du mal, du malheur et du péché…

Chaque personnage semble donc thématiser discrètement une dimension de la morale (entendue comme art de vivre) mise à l’épreuve face à « la peste », mal complexe dont le roman essaie de cerner les contours, et dont Camus donne lui-même une clé : le nazisme, dont il a vu les effets dans Paris occupé et dont il comprend peu à peu les dégâts monstrueux, irréparables, peste moderne, avec ses camps d’extermination et ses usines de mort. Dans une lettre à Roland Barthes, il écrit : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. » (L’article de Barthes est dans ses Œuvres complètes, T.I, éd. du Seuil sous la direction d’Eric Marty, p.540-545 ; et la lettre de Camus, voir Œuvres complètes t.II, sous la dir. de J. Levi-Valensi, « La Pléiade », Gallimard, 2006, p.285-286).

Allégorie à plusieurs faces, mais qui désigne sa cible, l’ombre de la peste, mortelle et omniprésente, insaisissable et meurtrière, idéologiquement repérable ; et la lumière tamisée des dialogues et des délibérations, qui élaborent page après page une « pensée par temps de peste ». Dans l’ombre de la peste, et causés par elle, nous le savons, des gouffres immenses, avec notamment la Shoah ; et Auschwitz, qui en est le symbole, mais pas le seul lieu.

L’émergence, assez récente par rapport au roman de Camus, et nécessaire, d’un devoir de mémoire, qui n’est pas qu’un exercice de piété, mais une façon de tenir compte du fait que nous sommes héritiers ; une question faite à chacun, une injonction, dans son intime conscience ; un « souviens-toi » qui est un « plus jamais ça », nous permet de relire La Peste dans cette perspective, et de donner ainsi toute sa force à cette « réflexion morale » qui est au cœur du roman, se poursuivant au-delà, avec Les Justes (1950), L’Homme révolté (1951), puis La Chute (1956), notamment, et amorcée par L’étranger (1942), si connu et pourtant bien déformé, nous venons de le souligner – Meursault, « l’honnête homme » relu à la lumière de Kafka… l’honnête homme d’après Kafka ?

Ainsi peut-on, me semble-t-il, penser avec La Peste quelque chose de notre histoire européenne, quelque chose que nous ne pouvons oublier dans la « juste mémoire » qu’évoquait Paul Ricœur. Non des faits, que les historiens nous font connaître avec précision, mais que l’on peut mettre à distance dans une chronologie, ou dont on peut simplement se faire le comptable ou l’expert, à la manière d’un scientifique. Un événement plus profond encore. Indicible ? On peut parfois le penser, à visiter les lieux de mémoire que sont aujourd’hui les camps d’extermination du régime nazi.

Ainsi nous pouvons peut-être penser, avec Camus, même de façon indirecte, le face-à-face de « l’honnête homme » et de la Shoah, et, au-delà peut-être, de l’honnête homme et de la barbarie. Car, pour moi, disons-le ici, tout homme est mort à Auschwitz, s’il est vrai en effet que l’extermination massive d’êtres humains, dont six millions de juifs, sonne symboliquement le glas de l’humanité elle-même – et tous les discours qui, d’une façon ou d’une autre, tendent à minimiser cet événement-là n’y changeront rien : oui, « l’honnête homme » est en défaut, à Belzec comme à Auschwitz, à Treblinka comme à Mauthausen…ou à Varsovie.

Pourtant, « l’honnête homme », comme remis de sa « crise absurde », fait face aux « baraques noires » et aux fours crématoires des camps de la peste. Rieux, le Docteur Rieux (comme dans L’Etranger, Rieux, le narrateur-personnage, est « sans prénom »), figure de l’Humanisme, médecin et surtout confident, écrivain de surcroît (par nécessité, celle de témoigner), car c’est bien lui qui, non content d’être au centre du roman, est chargé de rédiger la « chronique » que nous lisons, et il fait donc le récit de ce « face à face » avec « la peste », si utile pour nous.

Comme dans L’Etranger, le récit vient donner à son narrateur, devenu écrivain, une « identité narrative » (Ricœur) supplémentaire, qui n’est en rien une nécessité, d’autant plus que le roman compte au moins quatre écrivains (Tarrou et ses carnets, Grand et ses incipits, Rambert le journaliste, et l’ombre du narrateur, Rieux, donc). De ce point de vue, et à peine voilée, c’est bien aussi la question de l’écriture « par temps de peste » qui est posée… Comment, plume en main – cette plume héritée de « l’honnête homme », en somme – est-il donc possible de résister ? Je pense, bien sûr, à Benjamin Fondane, écrivant Baudelaire et l’expérience du gouffre dans Paris occupé.

Dans la première partie du roman, alors que « la peste » n’est pas officiellement déclarée, bien que tout laisse à penser que ce soit elle, le Docteur Rieux est attentif à un « honnête homme », Joseph Grand, homme ordinaire qui n’est pas sans rappeler Meursault, dont il est pourtant l’antithèse (moralement) : « Le docteur, ce soir-là, regardant partir l’employé, comprenait tout à coup ce que Grand avait voulu dire : il écrivait sans doute un livre ou quelque chose d’approchant. Jusque dans le laboratoire où il se rendit enfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression était stupide, mais il n’arrivait pas à croire que la peste pût s’installer vraiment dans une ville où l’on pouvait trouver des fonctionnaires modestes qui cultivaient d’honorables manies. Exactement, il n’imaginait pas la place de ces manies au milieu de la peste et il jugeait donc que, pratiquement, la peste était sans avenir parmi nos concitoyens. » (La Peste, op. cit., p.49)

L’honnête homme et sa culture peuvent-ils empêcher « la peste » ? Ou, si l’on veut, dit à la manière de Georges Steiner : « L’art, les préoccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d’érudition florissaient très près, dans le temps et dans l’espace, des lieux de massacre et des camps de la mort. » (Dans le château de Barbe-bleue, « Notes pour une redéfinition de la culture », (1971, « folio », essais, 1986, p.40), et pourtant ne les empêchent pas… Un thème qui hante également L’Ecriture ou la Vie (Gallimard, 1994), de Jorge Semprun : la proximité de la barbarie nazie et de Weimar, patrie de Goethe… Faust ayant raison de son auteur, en quelque sorte… Le texte de Camus est, à ce stade, nuancé et rassurant : « (…) la peste était sans avenir parmi nos concitoyens. » Mais elle parvient tout de même à semer sa « terreur »…

Dans la deuxième partie du roman, dans la neuvième séquence, un dialogue s’engage entre Rambert, le journaliste « prisonnier de la peste », et Rieux. Rambert, au nom de l’amour et du bonheur, veut fuir Oran pour regagner Paris (et Camus connaissait bien ce trajet) :

« Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.

- Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais me détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

- Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.

- Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier. »

(La Peste, éd. « folio », Gallimard, p.151)

Plusieurs choses nous arrêtent ici. D’une part, il est bien question de définir des positions éthiques, d’un côté comme de l’autre.

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