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Soigne Ta Gauche

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ous nous débattons n'est pas simplement une crise conjoncturelle de plus. C'est une crise de système. C'est une crise de la mondialisation libérale et des déséquilibres qu'elle produit. C'est une crise du capitalisme financier et des inégalités qu'il induit. C'est une crise de notre modèle productif et de l'épuisement des ressources naturelles qu'il provoque. C'est une crise de la société de consommation et des gaspillages qu'elle multiplie. L'heure n'est donc pas à un simple replâtrage : c'est une nouvelle société qu'il nous faut inventer. C'est pour cela que j'ai parlé d'offensive de civilisation et que nous avons placé notre première grande convention sous le signe du nouveau développement économique, social et écologique. Pour opérer cette mutation, la question industrielle est centrale. Je n'ai jamais cédé à l'illusion d'entreprises sans usine, ou d'une Europe sans industrie. Seule une économie ayant une forte base industrielle est capable de produire des emplois stables et bien rémunérés, et est à même de nous permettre d'opérer la transition environnementale. Une France réduite à des emplois de service serait une France paupérisée, marginalisée et donc incapable de se projeter dans le nouveau modèle que nous souhaitons.

Ce rôle de l'industrie pour le nouveau modèle n'a pas toujours été aperçu, mais il est au coeur de notre projet. Bien entendu, l'industrie de ce nouveau modèle sera très différente. Elle doit réagir aux chocs écologiques, apprendre à produire différemment des biens, des objets qui ne sont plus les mêmes. Nous savons aussi que les grandes transformations du système productif sont engagées sous la pression de la révolution numérique, des nouvelles technologies, des innovations dans le domaine de la biologie et de la poussée des pays émergents.

Or, l'industrie française s'engage difficilement dans ce nouveau cycle. Elle a manqué de grands moments lors de l'émergence des industries numériques, et prend part avec peine à la montée des énergies renouvelables. La crise du système financier en 2008, crise systémique des marchés réputés infaillibles, a fortement aggravé cette situation. Mais le mal est plus profond. Nous devons aussi l'affaiblissement du modèle industriel de notre pays à l'abandon d'une vision volontariste et aux errements, plus récents, du libéralisme économique qui, en France, passe volontiers de l'indifférence à l'ingérence. Mais le résultat est le même : c'est l'accentuation des effets de la mondialisation et l'encouragement à une nouvelle division internationale du travail, au détriment de notre tissu industriel. Nos « champions nationaux », du TGV au nucléaire, ont connu des revers cuisants. Nous avons donc le devoir d'inventer un nouveau modèle industriel. La gauche sait que cela passera par un rôle accru de la puissance publique, à tous les niveaux – les régions, l'État et l'Europe – dans le soutien à l'innovation, dans la constitution de filières, dans la structuration du tissu de PME-PMI. Un nouveau cycle commence, il n'est pas trop tard.

Bernard Stiegler : La crise que nous traversons n'est pas simplement financière ni économique. C'est une crise de civilisation induite par le fait que le modèle techno-industriel mis en place au début du XXe siècle a atteint ses limites. Cela ne signifie pas que les stations d'essence, les usines automobiles, les autoroutes et les téléviseurs vont disparaître – pas plus que les trains à vapeur n'ont cessé de rouler lorsque la deuxième révolution industrielle a mis en cause le système technique fondé sur la machine de Watt. Cela veut dire que, désormais, le facteur dynamique se situe ailleurs. La dynamique est passée du côté du numérique et de la société réticulaire qui s'y trame. Elle induit une modification irréversible des fonctions techno-économiques qui caractérisaient les sociétés industrielles du XIXe siècle, où le machinisme avait mis la fonction de production au coeur du développement, et du XXe siècle, où l'enjeu crucial était devenu la fonction de consommation permettant de réaliser des économies d'échelle au service d'une innovation permanente. Au XXIe siècle apparaît la fonction de contribution – à travers les technologies collaboratives aussi bien que dans la conception de réseaux d'énergies conçus sur le modèle d'Internet (où il n'y a pas une centrale de production d'un côté et des consommateurs de l'autre, mais des contributeurs en réseau pouvant alterner et partager une responsabilité de production).

Ce nouveau modèle industriel, le rôle de la puissance publique est d'en identifier les caractéristiques – ce que ne peut pas faire le marché, qui est court-termiste –, d'en accompagner le développement, et de faciliter la transition avec le modèle précédent. Il faut garantir la sécurité économique à court terme, et favoriser une politique d'investissements permettant la sortie du consumérisme et l'entrée dans l'économie contributive. Il faut être capable de raisonner sur deux plans à la fois.

M. A. : Effectivement, l'État a un rôle majeur à jouer dans cette transition de notre économie. Les emplois de demain se gagnent aujourd'hui. C'est pourquoi je défends la mise en place d'un pôle public d'investissement industriel, mobilisable rapidement et décliné sous forme de fonds régionaux d'investissement. Nous devons privilégier un tissu dense de pôles d'excellence réunissant des PME, des établissements de taille intermédiaire et soutenir l'émergence de champions européens. Nous avons aussi besoin de favoriser et dynamiser la culture de l'innovation – technologique, de design, sociale… – qui existe dans de nombreuses entreprises, souvent de taille modeste. Cela implique de multiplier les passerelles entre les universités, les grandes écoles et les PME, en aidant par exemple les entreprises à embaucher des doctorants. Je préfère que notre pays apprenne à rémunérer mieux les jeunes chercheurs qui sont notre avenir, que les abonnés aux jetons de présence des conseils d'administration ! Enfin, bien sûr, nous devons miser sur les filières vertes : nous avons pris un retard important sur le solaire et l'éolien, mais nous avons des atouts dans le bâtiment, l'écoconstruction ou la gestion de l'eau.

Bernard Stiegler, vous critiquez fermement la mauvaise croissance économique, la « mécroissance », tandis que, Martine Aubry, vous vous prononcez pour une croissance durable. Mais faut-il vraiment continuer à produire et à consommer davantage ?

B. S. : Ce que l'on a appelé « croissance » est en réalité un dépérissement : c'est ce que met en évidence la critique des indicateurs de richesse tel le PIB. En 2007 (avant l'éclatement de la crise), 81 % des Américains déclaraient avoir désormais une perception négative de la consommation : consciemment ou non, tout le monde souffre des effets d'un consumérisme devenu toxique. La mécroissance repose sur l'exploitation des pulsions et ce que Marcuse anticipait dès 1953 comme un processus de désublimation, qui conduit au désinvestissement généralisé et à la spéculation, laquelle ne produit aucune richesse véritable, mais fait beaucoup de victimes. Aucune société avant la nôtre n'a fait du gaspillage des ressources et de la jetabilité de tout et de tous le principe de son fonctionnement.

M. A. : Oui, la bataille pour la transition vers un nouveau modèle de développement n'est pas seulement technique ou fiscale. Elle est culturelle et idéologique. La mutation environnementale de notre société a déjà commencé, et nous devons accompagner cette migration. Il y a trois scénarios, en simplifiant. Le premier est le capitalisme vert, qui peut très bien n'être qu'un avatar « verdi » de l'hyperconsumérisme. Il ne transformera ni la croissance ni l'appareil de production. Je me place à la confluence de deux autres scénarios, porteurs de la possibilité d'une nouvelle civilisation. Celui d'une authentique nouvelle donne écologique, combinant subtilement des mesures incitatives et coercitives pour que les producteurs changent leur manière de produire. Et celui qui verrait notre modèle transformé via la demande, en rendant le citoyen coprescripteur et acteur. Clairement, il s'agit de rompre avec la mauvaise croissance, celle qui s'appuie sur le gaspillage, le jetable, l'obsolescence programmée, l'exploitation sans limites des ressources. En plus, cette approche est celle d'une écologie positive, pas d'une écologie punitive.

Je vais plus loin : le taux de croissance ne rend plus compte de l'économie réelle, encore moins du bien-être. La croissance est tirée de plus en plus par une composante immatérielle, qui repose sur les services, sur l'économie numérique, sur les apports gratuits d'écosystèmes ou d'actes de soin, au sens très large (du soin prodigué par des proches à une personne dépendante au bénévolat, en passant par les expériences de systèmes d'échanges locaux). Sa progression monétaire n'est

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