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Dom Juan

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oment de l'être : elles y renvoient toujours. Dom Juan n'échappe donc ni aux images de la rhétorique ancienne ni aux questions qui retentissent sur le théâtre occidental quasiment depuis toujours, même s'il imprime aux unes et aux autres un chatoiement incomparable[3]. En un mot, autant avec le Don Giovanni de Mozart la sexualité est au principe du caractère du héros, de l'action et de la musique, autant ici le désir amoureux nous renvoie au sujet lui-même et à ses empêchements, de quelque nature qu'ils soient, qu'ils lui viennent d'ailleurs, ou de lui-même. « Tout le plaisir de l'amour est dans le changement » : pas vraiment de sensualité dans Dom Juan, mais un goût du pur mouvement, comme celui qui met le héros en quête d'une jeune mariée ou qui le fait s'adresser alternativement, tel une espèce de toton, à Charlotte et à Mathurine. Le désir sexuel n'est, entre autres et diverses énergies, que ce qui met du mouvement dans l'existence sans cela immobile et mortifère de Dom Juan[4].

Il ne s'agit pas non plus ou pas exactement de trouver de l'air. Dom Juan n'étouffe pas en ce monde. Il n'arrête pas de courir, mais il ne mourra pas non plus à bout de souffle. Il mourra à bout d'espaces.

Ce monde-ci, celui des raisons infiniment complexes et raffinées qu'on appelle appartenances, allégeances, accointances, hommages et suzerainetés, fidélités, libertés (mais non pas la liberté !), ce monde aristocratique, le sien, n'est plus à la mesure de ce « grand seigneur ». Mais quelle serait donc sa mesure, à lui ? Elle s'exprime par une proposition négative et elle se développe dans l'exigence d'une autre mesure, absente : c'est un homme qui vit dans l'ordre mesuré des nœuds et obligations et qui ne veut pas être lié, qui veut inventer une nouvelle mesure des choses, des êtres et des événements : la liberté justement, l'égalité de chacun devant le raisonnement, la fraternité des enfants de la même et unique raison. Une mesure entre les humains et entre ceux-ci et l'univers, qui n'est pas encore près de se réaliser dans la pensé et dans l'Histoire.

« L'engagement ne compatit point avec mon humeur » (acte III, sc. V), voilà la formule que Dom Juan retient contre tout rapport qui serait de fidélité. À la loi de ce monde qui est pourtant le sien, il oppose juste l'incompatibilité de son humeur, autant dire l'organisation physique de sa propre nature — qu'il appelle celle de « la nature » (acte I, sc. II) — et le fait pur et simple de sa vie. Tant qu'il bouge, il vit, et tant qu'il vit, il prouve qu'il y a une autre mesure des choses que les raisons multiples de l'obligation.

Qu'est-ce donc que son espace vital ? C'est celui justement que définissent ses courses et le déploiement de ses impulsions, à chaque fois qu'il tente de s'arracher à quelque lien. Épuiser la liste et l'ordre entier des créances à rejeter, voilà la formule tout intellectuelle qui définit le problème de Dom Juan. Quand il les aura toutes parcourues et à grande vitesse (c'est là son élégance : il va plus vite que tout autre à résoudre le problème qui fut lancé à plusieurs), il donnera la main au dernier des créanciers et il mourra.

Dom Juan et la mesure familiale et sociale

1 — Dom Juan veut ne rien devoir à personne, mais pas au sens habituel et simple de cette formule. Dans l'acte IV des revenants, la scène avec Monsieur Dimanche dit bien comment il entend payer ses dettes. Non pas par le règlement en bonnes espèces ni même en monnaie de singe, ni en les renégociant, ni même par la négation simple : mais au contraire en les reconnaissant, par une reconnaissance qui vaut dénégation, c'est-à-dire par le moyen de l'ironie. Et, à ce niveau où l'on peut encore payer et se payer de mots, ce moyen marche, en somme. Par la volubilité de l'acquiescement à la dette, pousser hors de son lieu à lui son créancier, s'instituer en ce lieu par la force centrifuge du tournis qu'il inflige à l'importun. Mais, replié sur son appartement, désormais Dom Juan est assiégé, et un deuxième créancier s'apprête à entrer, qu'il sera plus difficile d'expulser. C'est son père.

2 — Dom Juan veut ne pas être un fils (acte IV, sc. IV). Il est quelqu'un qui voudrait ne pas être né. Plus exactement, mais c'est pareil, il voudrait ne pas être né dans la société de l'honneur, c'est-à-dire dans le monde où la mesure de chaque être et sa raison d'être s'exprime et s'épuise dans son rapport à la lignée par son père. On dit que c'est pareil, parce que, dans ce monde précisément et dans sa langue, être né est le mot même de l'obligation à la lignée. Y aurait-il donc un monde dans lequel on puisse exister sans « être né[5] » ?

3 — Dom Juan veut ne pas être un époux. C'est pour cela qu'il a voulu éprouver réellement (en termes plus abstraits : concrétiser) le trajet, bref et aussitôt révoqué, du mariage avec Elvire. Enlever une personne consacrée à la clôture de son couvent, l'épouser, l'abandonner, tels sont les trois temps d'une dialectique qui se veut opérante et qui se révèle être verbale et vide : briser un lien religieux, conclure un deuxième lien qui bafoue religieusement le précédent, fuir ce deuxième lien, c'est-à-dire le traiter humainement, trop humainement, par l'oubli, qui est un travail désespéré sur soi-même. Car le lien qu'on a contracté une fois en esprit et en vérité vous rattrape toujours, même si — et parce que — cette vérité et cet esprit étaient ceux d'un sacrilège. Elvire lui revient, obsédante, par deux fois : une fois à l'extérieur, une fois dans son propre lieu (actes I et IV).

4 — Dom Juan voudrait ne pas être un maître. Or il a un serviteur, dont il a essentiellement besoin : pour se faire accompagner dans ses déplacements et être assuré qu'il a bougé ; pour parler et se faire écouter ; pour avoir un témoin selon lequel, devenu hypocrite, il est pourtant toujours lui-même (acte V, sc. II) ; pour se faire offrir à tout instant l'image complaisante et vivante de ses supériorités ; pour laisser de lui-même, après la catastrophe, une espèce de lui-même qui atteste qu'il est mort en effet, mais sans satisfaire au moins l'un de ses créanciers, le moindre de tous en un sens (son domestique) mais le plus important dans un autre sens (son double)[6]. Pour avoir un alter ego dans lequel il puisse se fuir à tout instant, sans se perdre ; pour se survivre, fût-ce sous cette défroque insatisfaite et trépignante de Sganarelle. Mais il rencontre, dans le fait de cet alter ego difforme et burlesque, les apories vivantes de toute maîtrise qui ne se contente pas de liens fonctionnels et de services triviaux, et celles de son ego.

La religion

Étymologiquement, la religion est ce qui oblige les humains entre eux par un lien qui, dans le cas de la religion chrétienne — ici la seule en cause —, les lie tous ensemble à la transcendance du Ciel. Fils de Dieu.

C'est ce lien du sacré que Dom Juan cherche à remplacer dans la scène du Pauvre (acte III, sc. II), en substituant, à l'intercession de prière que celui-ci lui propose en échange de son aumône, un don abstrait, purement monétaire, libre et gratuit, « pour l'amour de l'humanité ». La communauté humaine des échanges marchands substituée à la Communauté des saints instituée par et dans la prière. Mais ce contrat délibéré et négocié, qui serait fondateur d'un monde vraiment nouveau, ne marche pas. À son grand dépit, le héraut de l'humanité constate que les humains ne se laissent pas si facilement arracher à leur aliénation supposée ; encore, heureusement, ne lui vient-il pas à l'esprit de brutaliser ou de tuer ce malheureux pour faire son bonheur… Et puis, la proposition était entachée d'une manœuvre dolosive, celle qui consiste à imposer à autrui, à la faveur de son besoin, l'amour en principe inconditionné de l'humanité. Ce qui correspond, mutatis mutandis et de l'autre bord, au marché gagnant que décrit et recommande Bossuet en toute innocence, ou en tout cynisme, dans son Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Église (1659) et qui consiste, pour les riches, à monnayer leur salut éternel contre les sommes nécessairement finies de leurs aumônes.

Juste avant cette scène, Dom Juan avait affirmé sa foi, et l'ordre de cette foi :

sganarelle. — […] Encore faut-il croire quelque chose dans le monde : qu'est-ce que vous croyez ?

dom juan. — Ce que je crois ?

sganarelle. — Oui.

dom juan. — Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit (acte III, sc. I).

Si, comme le soutient Sganarelle, « il faut croire quelque chose », en disant par là que l'ordre de la foi est l'ordre même de l'humanité, alors Dom Juan recherche un ordre de la croyance qui ne relèverait pas de la foi (fides), c'est-à-dire de l'une des formes fondamentales de la fidélité. D'où cette formule, empruntée d'ailleurs à la tradition libertine, et qui, au moins en apparence, affirme la seule certitude

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