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Augustin Berque

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stion de la nature dans la ville ait quelqu’autre portée qu’une vaine mensuration de l’indéfini. La nature, en effet, n’existe pas seulement dans la ville en termes d’espaces verts ou de faits météorologiques ; elle est là d’abord dans le sens de la ville, parce que les sociétés humaines ne bâtissent de villes qu’en fonction de ce que la nature est pour elles. Rappelons donc que la nature, ce n’est pas seulement des plantes ou des bêtes; c’est tout ce qui n’a pas besoin de l’activité humaine pour exister. Cela comprend par exemple le ciel, les oiseaux et la pluie, mais aussi tout ce qui, dans l’humain lui-même, ne relève ni de sa volonté, ni de sa conscience, ni de son travail; c’est-à-dire bien des choses. C’est par rapport à cela que les sociétés humaines instituent leurs cultures, notamment ce qu’il y a en elles de plus cultivé : leur urbanité, c’est-à-dire le summum de l’art de vivre en termes humains. Cet art, comme l’inSous l’auvent d’une maison japonaise. Kyoto.

l’urbanité. Celle-ci, par exemple, nous commande aujourd’hui d’aimer la nature et d’observer à son égard certains rituels, comme d’aller nous y absoudre en fin de semaine. Il n’est pas dit que cela soit simplement culturel, ni du reste simplement naturel. D’autre part et surtout, « la nature » est une représentation sociale, à commencer par un vocable. Celui-ci n’existe pas forcément dans toutes les langues. Pour exister en effet, le terme « nature » demande un certain recul par rapport aux choses de l’environnement – les mon-

Les Annales de La Recherche Urbaine n° 74, 0180-930-III-97/74/5/7 © MELTT

N AT U R E S E N V I L L E S

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Des toits, des étoiles

traction, ou démondisation (Entweltlichung), par laquelle le monde ambiant (Umwelt) est devenu un monde naturel (Naturwelt) réduit à l’état d’objet. Ainsi, ce que le Français appelle « la nature » n’existe pas comme tel pour toutes les sociétés. L’on peut même poser qu’historiquement et anthropologiquement, il y a (eu) autant de natures que de cultures. Corrélativement, autant de natures que d’urbanités, et par conséquent, autant de « nature dans la ville » qu’il y a (eu) de villes. Sans le moindre espace vert dans certains cas (la Rome républicaine était par exemple de ce type) ; dans d’autres, au point de dissimuler la ville sous les arbres (l’edge city américaine est par exemple de ce type, comme du reste l’ancienne capitale du royaume thaï, Chiangmai) ; mais, partout et toujours, dans un rapport nécessaire entre la nature dans la ville et l’urbanité de la nature. Pourquoi ce rapport est-il nécessaire ? Parce que si la nature est une représentation sociale, ce qu’elle représente est néanmoins l’altérité qui permet justement aux groupes humains de poser l’ordre social. Cet Autre est le repère du social en tant que celui-ci doit prendre sens par rapport à quelque chose ; chose qu’il ne peut instituer, pour s’instituer lui-même, que dans l’extra-social. Cependant, par cette référence même, l’extra-social se trouve socialisé : il est représenté, ce en termes propres à chaque culture. Certaines l’exaltent, d’autres le méprisent. Par exemple, disposant d’une transcendance pour se repérer, la chrétienté a longtemps dédaigné de regarder la nature. Immanentiste en revanche, la civilisation chinoise, en particulier le taoïsme, a au contraire placé les plus hautes valeurs dans le ziran (la spontanéité des processus naturels) et dans la beauté des paysages. Sous-jacentes à ces différences, toutefois, il semble que l’on puisse poser quelques règles générales quant au rapport des villes à la nature.

Un phénomène écouménal

Rochers par Li Ke Ran, peintre chinoirs, 1978.

tagnes, les arbres, la neige, etc., sans parler de la nature humaine – ; recul qui permette d’en envisager l’être commun, à savoir, justement, « la nature ». Certaines cultures n’effectuent pas ce recul ; d’autres l’ont effectué à un certain moment de l’histoire, que l’on peut souvent situer. En Grèce par exemple, c’est du temps des présocratiques que l’on a pris conscience de la phusis ; mot que, bien plus tard, les Romains ont rendu en inventant natura (le « devant naître ») ; et dans la langue japonaise, la notion de nature date de l’emprunt au chinois des mots ziran et tianran (prononcés en japonais shizen ou jinen, et tennen) ; mais ce n’est que depuis Meiji que shizen a pris un sens équivalent à l’anglais ou au français contemporain nature ; auparavant, il s’agissait assez largement d’autre chose. Du reste, même dans nos langues, le sens actuel de « nature » suppose la modernité ; c’est-àdire, comme l’a montré Heidegger, qu’il découle de l’abs-

« La nature » relevant de la relation d’une société à son environnement, c’est un phénomène écouménal (l’écoumène étant définie comme la relation de l’humanité à l’étendue terrestre) ; à savoir qu’elle ne relève ni seulement de la dimension physico-chimique de la planète, ni seulement de la dimension écologique de la biosphère, ni seulement de la dimension symbolique de la sémiosphère (ou de la noosphère), mais de la dimension à la fois physique et phénoménale, écologique et symbolique, d’un sens proprement humain ; ce que j’ai appelé médiance (pour traduire la notion de fûdosei de Watsuji Tetsurô). Ni seulement objective (une réalité en soi), ni seulement subjective (une illusion), « la nature » se construit ainsi dans l’intervalle de ces deux pôles théoriques, le subjectif et l’objectif ; elle est trajective. Cela veut dire que, géo-historiquement, elle n’émerge que dans une certaine médiance du sujet et de l’objet. C’est cela qui fait que « la nature » n’a pas toujours existé – bien que d’un point de vue réduit à l’objet, elle soit aussi vieille que

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LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 74

l’univers – ; et cela qui fait qu’elle n’est jamais la même selon les époques et selon les cultures, sans jamais du reste se ramener à une pure représentation, puisqu’elle a bien, aussi, une dimension physico-chimique et une dimension biologique. Comme la nature ainsi définie, la ville est un phénomène écouménal. L’une et l’autre, comme toutes les entités écosymboliques dont procède l’écoumène (laquelle suppose la planète et la biosphère, mais ne s’y réduit pas), n’existent qu’en tant que des sujets humains les conçoivent, les perçoivent et les agissent comme telles. En tant que telles, donc, la nature et la ville participent du lien écouménal qui fait que, pour une certaine société, le monde – son monde à elle – possède un sens, une médiance propre. Avant de relever des mécanismes qu’analyse la sémiotique, le sens du monde (la mondéité, Weltlichkeit) procède ainsi du mouvement par lequel, avec l’hominisation, l’écoumène a émergé à partir de la biosphère, comme auparavant celle-ci avait émergé à partir de la planète. C’est dans ce mouvement que prennent source, au plus profond, les images que nous nous faisons de la nature. C’est peut-être un peintre chinois de l’époque des Six Dynasties (celle où a vu le jour la notion de paysage), Zong Bing (375-443), qui a le mieux exprimé cette émergence : le paysage (« les monts et les eaux », shanshui), dit-il d’entrée de jeu dans son Introduction à la peinture de paysage, « tout en possédant une matérialité, tend vers l’esprit » (you zhi er qu ling). Cette tension ou tendance (qu) est propre à l’écoumène : c’est ce qui fait que, pour et dans l’être humain, la nature prend sens. Ce n’est qu’à partir de là que, chacune à sa manière, les cultures organisent le déploiement de ce sens ; par exemple – comme la Chine des Six Dynasties ou l’Europe de la Renaissance – en se mettant à voir le monde sensible en termes de paysage. Le sens le plus originel de la nature (lequel n’est autre, spatialisée en raccourci, que l’histoire de l’univers) procède ainsi de la matière vers l’esprit ; c’est-àdire, soulignons-le, au rebours de ce que la sémiotique ne conçoit qu’en termes de projection du sujet vers l’objet. Serait-ce alors que les explications naturalistes sont les mieux à même de rendre compte du sens de la nature ? Bien au contraire, la sentence de Zong Bing les invalide radicalement. Telle qu’elle nous apparaît, en effet, la nature comporte forcément une dimension spirituelle (ling). Celle-ci relève de la sémiosphère (ou noosphère) que l’écoumène conjoint trajectivement à la biosphère et à la planète. Autrement dit, le paysage (ce en tant que quoi la nature apparaît dans une culture paysagère, telle que la Chine médiévale ou que l’Europe moderne) ne peut pas se réduire à la dimension écologique de l’environnement. Comme toute autre représentation de la nature, il émerge au contraire à partir de celle-ci, dans le déploiement du monde proprement humain qu’est l’écoumène ; et l’on ne peut donc le comprendre qu’en rapport avec ce déploiement, qui est un déploiement de sens au-delà des formes matérielles.

A propos de l’œuvre d’art, Heidegger a montré que celle-ci « spacie » (räumt), c’est-à-dire ouvre un espace ; lequel espace n’est pas circonscrit dans les limites physiques de l’œuvre :

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