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Paul Et Virginie

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storale religieuse, centrée sur la défense du déisme et sur l'idée de l'immortalité de l'âme. Elle favorise également une réorientation générique plus audacieuse qui associe la pastorale et le roman; à la différence des genres poétiques, où les personnages sont manifestement conformes au système de valeurs de l'auteur, ou en infraction avec lui, le roman suppose un « jeu » ou un décalage entre les conduites des personnages et le système évaluatif du récit tout entier; l'étude de la composante romanesque de Paul et Virginie est étroitement subordonnée à la perception des valeurs morales qui gouvernent le récit, la thèse énoncée par le narrateur constituant l'aune à laquelle les personnages doivent être jugés. Le roman de Bernardin de SaintPierre conduit le lecteur à mesurer la distance entre les paroles et les actes, et à relativiser dans une certaine mesure le caractère naturel et vertueux de ses héros.

Keywords

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, French novel, francais, morale, nature, vertu, roman

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Charara: Bernardin de Saint-Pierre, /Paul et Virginie/

Pensée morale et transformations génériques dans Paul et Virginie

Youmna Charara

Les œuvres fictionnelles de Bernardin de Saint-Pierre sont toutes expressément mises au service de vérités philosophiques ou morales. Cette utilisation de la fiction à des fins non littéraires peut paraître convenue, historiquement datée, incompatible avec la sensibilité anti-didactique du lecteur moderne. Elle produit pourtant des effets proprement littéraires, qui éclairent la composition de l’œuvre de Bernardin. D’une part, la fiction pédagogique entre en relation avec des fictions du même type, ou avec des textes d’idées; Paul et Virginie, notamment, est redevable d’une bonne part de sa cohérence idéologique aux Études de la nature, véritable matrice intellectuelle; le roman garde la trace d’une pensée spéculative qui s’est élaborée ailleurs et qu’il s’emploie à expérimenter, ajuster, ou remodeler. D’autre part, l’intervention d’un intertexte philosophique modifie les structures de la fiction pastorale dont hérite Paul et Virginie, et apparaît comme le moyen d’une modernisation du genre. Il vaut la peine de relire Paul et Virginie dans la perspective morale qui a favorisé sa genèse, afin de mieux comprendre la pensée à l’œuvre dans le roman, et le processus de renouvellement générique qu’elle détermine. Bernardin de Saint-Pierre et la fable Bernardin de Saint-Pierre a exposé sa théorie de la « fiction morale » dans l’« Avant-propos » de la Chaumière indienne, conte

Eighteenth-Century Fiction 21, no. 2 (Winter 2008–9) © ECF 0840-6286

Produced by The Berkeley Electronic Press, 2009

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d’une centaine de pages dont le fonctionnement est assimilé à celui de la fable, ou de l’allégorie. Ce texte préfaciel construit un cadre herméneutique qui valorise simultanément la « lumière » de la vérité et l’« obscurité » dans laquelle le récit l’enveloppe; il contribue à une meilleure compréhension de l’apologue qu’est à certains égards Paul et Virginie. L’auteur emprunte à La Fontaine la référence à « Peau d’Âne » et la justification des fables par leur efficacité rhétorique: rien de tel qu’une histoire pour rendre le public attentif à la vérité. Il se distingue toutefois du fabuliste classique en affirmant le lien entre le genre de la fable et le contexte historique de liberté politique. Cette purification morale du genre, condition de sa promotion littéraire, s’oppose à toute une tradition qui explique le travestissement allégorique par la nécessité de déguiser la vérité aux yeux des tyrans. Les inventeurs de fables sont les peuples sauvages et les peuples libres—tels les Anglais—qui, par amour de la vérité, la parent des grâces de leur imagination. Il importait sans doute d’en finir avec le patronage d’Ésope, le fabuliste esclave, et de postuler une homogénéité de l’énoncé vertueux et du contexte de l’énonciation. À la causalité historique, dégradante, Bernardin de Saint-Pierre substitue une causalité psychologique, que les maîtres de rhétorique ne désavoueraient pas: « l’âme s’ouvre par degrés à la vérité »; « elle n’en admet que ce qu’elle en peut supporter » et « s’entoure de fables » pour se protéger de l’éclat d’une idée trop neuve.1 Occulter la vérité, ce n’est pas ménager la censure du pouvoir royal; c’est composer avec la censure intérieure, et reconnaître les résistances psychologiques toutes naturelles du lecteur ordinaire. Bernardin de Saint-Pierre ajoute également une justification cognitive de la fable (la nécessaire incarnation sensible des vérités abstraites) et une justification esthétique (la variété et la beauté de la fiction). L’auteur de la fable a souhaité y inscrire une vérité; mais le dispositif de l’allégorie laisse aux récepteurs la possibilité de produire leurs propres interprétations: « La fable est le voile de la vérité » (OC, 8:277). C’est dire que l’obscurité est une composante essentielle du texte, au même titre que la signification précieuse qu’elle dissimule. Au lecteur peu accoutumé à une lumière trop

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Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres complètes, éd. L. AiméMartin (Paris, Méquignon-Marvis, 1820), t.8, 273. Les références renvoient à cette édition, comme OC.

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vive, la fable donne toute latitude de se tromper, puisqu’elle est censée respecter les différents « degrés » d’ouverture à la vérité. C’est pourquoi tel prince mogol, d’un caractère soupçonneux et tyrannique, a pu se méprendre sur le sens d’un tableau allégorique que lui avait offert le roi d’Angleterre, et croire qu’il véhiculait une satire. C’est pourquoi des lecteurs de la Chaumière indienne ont pu surinterpréter certaines parties du conte, qu’ils ont isolées du contexte de l’œuvre tout entière (OC, 8:270–71 et 292–93).2 L’énonciateur, proche de la nature, a voulu créer un sens clairement déterminé; toutefois il est inévitable, et salutaire, que le récepteur, s’appropriant la fable, invente un sens nouveau. Le mode de déchiffrement qu’appelle Paul et Virginie découle de ces considérations: Bernardin de Saint-Pierre ne recherche pas la clarté allégorique; la découverte immédiate de la vérité peut blesser l’esprit du lecteur. Il est permis de supposer, à lire la préface de la Chaumière indienne, que si l’auteur n’a pas recherché l’obscurité dont souffre, aux yeux de la critique, le récit de 1788, il y a du moins consenti. L’ombre a des vertus protectrices: « la nature nous a donné l’ignorance pour servir de paupière à notre âme » (OC, 8:273). La « thèse » de Paul et Virginie ne devrait pas, de prime abord, dérouter le lecteur. Elle se manifeste dans deux énoncés interprétatifs du narrateur premier, redoublés par les déclarations de l’auteur dans les préfaces de 1788 et 1789. Dans le récitcadre, le narrateur voyageur demande au vieillard de lui raconter la vie des anciens habitants du vallon, et termine par ces mots: « croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu ».3 Bernardin de Saint-Pierre confirme la validité de ce système de valeurs en 1788: « J’ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les tropiques la beauté morale d’une petite société. Je

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Bernardin de Saint-Pierre récuse de manière argumentée l’identification des brahmanes au clergé dans la Chaumière indienne: « je n’ai donc voulu peindre dans les brahmes que les brahmes »; « il y a bien plus; c’est que loin d’avoir voulu attaquer la religion chrétienne, j’ai représenté un homme rempli de son esprit, dans le respectable habitant de la Chaumière indienne. Le Paria est l’homme de l’Évangile; il aime tous les hommes » (292–93). On peut penser qu’en 1791, date de la publication du conte, ces considérations n’étaient pas dictées par la prudence, mais reflétaient bien la pensée de l’auteur. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788), présentation, notes et variantes par J.-M. Racault (Paris: Le Livre de poche classique, 1999), 117 (nous soulignons). Les références renvoient à cette édition, comme PV.

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me suis proposé d’y mettre en évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci: que

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