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Colonisation Et Diderot

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nt, de façon dithyrambique, les merveilles : le climat délicieux, la beauté de la nature, la simplicité, l’affabilité et le pacifisme d’habitants ignorant le sentiment de propriété, et—surtout— la complète liberté sexuelle des autochtones. Les Français racontaient notamment que, dès leur arrivée, ils avaient été invités à partager, avec des Tahitiennes offertes et ravissantes, les plaisirs de l’amour physique : Vénus était, sur cette île miraculeuse, la déesse de l’hospitalité ; dans cet Éden amoureux, aucune entrave n’empêchait les femmes de suivre leurs penchants et la loi de leurs sens. Ce qu’on a appelé la « fable » de Tahiti, i. e. l’assimilation de l’île à un paradis lascif et tropical voire— selon le mot de Bougainville lui-même—à une Nouvelle-Cythère, se diffusa très vite, alors, en France et même au-delà, dans toute l’Europe occidentale2. Accroissait aussi cet engouement la présence à Paris d’un jeune Tahitien, Oatourou, ramené par l’équipage et qui restera onze mois en France. Ainsi, du grand voyage autour du monde, c’est l’escale tahitienne seule que retint un public émoustillé par des peintures qui flattaient l’atmosphère de libertinage prévalant à Paris sous Louis XV. Bougainville, un peu dépassé par ses marins, voyait ainsi, non sans dépit, la mémoire de sa grande entreprise réduite à la découverte d’un Eldorado du divertissement sexuel— toute autre observation étant reléguée à l’arrière-plan. L’enthousiasme ne faiblit pas lorsque Bougainville publia, en mai 1771, son Voyage autour du monde (Paris, Saillant & Nyon), où le navigateur s’attache pourtant à nuancer les évocations voluptueuses de la « Nouvelle-Cythère » et suggère, dans un des deux chapitres qu’il consacre à Tahiti, que —sous la façade de la liberté des mœurs—se cacherait un pouvoir masculin particulièrement oppresseur. Vaines précisions : le public ne vit dans le Voyage que ce qui correspondait à son impression initiale et confortait le « mythe » tahitien de l’anarchie heureuse. L’ouvrage trouva au moins—compensation non négligeable— un lecteur prestigieux en la personne de Denis Diderot, qui ne s’avisa pas seulement de lire le Voyage autour du monde, mais prit de surcroît l’initiative d’en rédiger un compte rendu, qu’il destinait à la Correspondance littéraire. À la différence de la plupart de ses contemporains, le philosophe gardait une dis2 Sur la diffusion de cette « fable » en Europe, voir l’article d’Yves Giraud : « De l’exploration à l’utopie. Notes sur la formation du mythe de Tahiti », French Studies, 1977, vol. XXXI : 26–41, ainsi que les notes de l’édition du « Supplément au Voyage de Bougainville », dans Diderot : Œuvres complètes, éd. H. Dieckmann & J. Varloot, Paris : Hermann, t. XII (1989) : 369–371 (nos références au texte de Diderot renverront à cette édition [abr. : OC XII]).

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tance critique vis-à-vis de la « fable » de Tahiti et, tout en rendant grâce à la prouesse des navigateurs et aux avancées scientifiques qu’ils avaient permises, il faisait état néanmoins de sentiments mitigés, qui lui étaient précisément inspirés par le récit de la fameuse escale d’avril 1768 dans le Pacifique. Ainsi, Diderot annonçait notamment que ce premier passage des Français à Tahiti serait suivi par d’autres et que les habitants de l’île fortunée auraient sans doute, dans un proche avenir, à regretter amèrement la bienveillance amicale avec laquelle ils avaient accueilli Bougainville et ses marins. Le philosophe évoquait aussi le malaise qu’il ressentait en rêvant à un pays « meilleur », comme Tahiti, alors que le voyage, envisagé de façon générale, lui inspirait de nettes réticences, qu’il ne formulait cependant pas explicitement. Pour des motifs qui restent mystérieux, ce compte rendu ne fut pas inséré par Melchior Grimm dans la Correspondance littéraire3. Diderot reprit alors son texte et, tout en modifiant son ordonnance, entreprit de l’augmenter. C’est ainsi que ledit compte rendu devint le « Supplément au Voyage de Bougainville », que la Correspondance littéraire diffusa, en quatre parties, dans les livraisons de septembre et octobre 1773, et mars et avril 1774. De surcroît, suivant une pratique que l’on a souvent observée chez lui, Diderot remania encore ultérieurement son ouvrage, qu’il enrichit notamment par plusieurs ajouts (ainsi l’histoire d’une certaine Polly Baker, et plusieurs échanges de répliques dans la dernière partie)4. Ainsi, dans l’état final— qui nous est parvenu dans une copie conservée à Saint-Pétersbourg, sur laquelle sont fondées les éditions actuelles—, le texte définitif est divisé en cinq sections, ou chapitres. À la différence du compte rendu initial, le « Supplément » est une fiction. Diderot met en scène deux personnages (nous ne les connaîtrons pas autrement que par les initiales « A » et « B »), qui parlent du voyage de Bougainville et évoquent des éléments qui ne se trouvent pas dans le livre publié en 1771 mais figureraient dans un « Supplément » que parcourent les deux personnages. A est sceptique, ne voit pas ce que peut apporter à la France la connaissance de mœurs lointaines et n’a pas lu le Voyage ; B, en revanche, a lu les récits du navigateur et voudrait faire partager son enthousiasme à son interlocuteur. Selon un procédé qui a fait florès au XXe siècle, le titre de

3 On connaît le texte de ce compte rendu grâce à une copie conservée dans le fonds des manuscrits de Diderot de Saint-Pétersbourg (voir OC XII : 509–519). 4 Voir OC XII : 501.

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l’ouvrage diderotien renvoie au traité— fictif — que A et B auraient dans les mains5. Au sein de cette fiction qui vient se greffer sur le livre de Bougainville, se dégagent, encadrés par les dialogues entre A et B, deux morceaux essentiels : « Les Adieux du vieillard » d’abord, que Diderot met dans la bouche d’un vieux Tahitien, au moment du départ des marins ; et ensuite le récit des aventures de l’aumônier français et de ses entretiens avec Orou, le chef des indigènes. « Les Adieux du vieillard6 » auraient été prononcés, si l’on en croit l’auteur du « Supplément », par un Tahitien de quatre-vingt-dix ans, révolté de voir ses congénères se désoler lors du départ des navigateurs. Il s’agit d’un discours très véhément, qui reprend certaines des idées qu’on trouvait déjà dans le compte rendu initial du Voyage de Bougainville : le vieillard prédit un retour sanglant des Français, qualifie Bougainville de « chef des brigands7 » et reproche aux marins de n’avoir apporté sur l’île que bruit, fureur, discorde, destruction, maladie et corruption —alors que les Tahitiens, de leur côté, avaient offert aux arrivants asile, aide, respect et soins. Le vieillard stigmatise aussi la mentalité de prédateurs qu’il décèle chez ces étrangers, imbus du sens de la propriété et qui, à son estime, reviendront bien vite, on l’a dit, pour s’accaparer des terres que les indigènes ne seront pas en état de leur disputer : ceux-ci n’auront alors que le choix d’être massacrés ou de devenir les esclaves de leurs nouveaux maîtres. Les Français, continue le vieillard, n’ont cure de ne posséder en réalité aucun droit sur ces terres éloignées de leur pays d’origine et ils ne songent même pas qu’ils trouveraient tout simplement insensé que les indigènes du Nouveau Monde les imitassent et que ceux-ci débarquassent à leur tour sur les plages européennes en réclamant la propriété d’une part voire de la totalité de la France. Autre motif de déploration pour le vieux Tahitien : animés d’une volonté apparemment insatiable de posséder et de dominer, d’occuper les terres pour en exploiter, jusqu’à l’épuisement de celles-ci, les trésors, les Européens deviennent brutaux et féroces, une fois loin de chez eux, et les « sauvages » ne sont plus alors ceux 5 À noter que Diderot a pu jouer aussi de l’existence d’un ouvrage qui s’intitulait effectivement Supplément au Voyage de Bougainville. C’est sous ce titre, en effet, que fut traduit et publié en France, en 1772, le « Journal d’un voyage autour de monde fait par MM. Banks et Solander, Anglais, en 1768, 1769, 1770 et 1771 », traduit de l’anglais par Fréville ; cet ouvrage incluait le récit de la découverte de Tahiti par Cook mais ne donnait pas du tout dans la « fable » accréditée alors en France. (Voir OC XII : 588.) 6 Voir OC XII : 589–596. 7 OC XII : 590.

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qu’on pense. D’où le souhait exprimé par le vieillard, qu’une tempête engloutisse au retour les navires français, empêchant ainsi que l’équipage rentre et suscite la convoitise et la cupidité des auditeurs du récit de l’escale à Tahiti. Dans l’œuvre de Diderot, une telle diatribe anticolonialiste n’est pas isolée. L’auteur a nourri en effet de propos semblables sa collaboration à l’Histoire des deux Indes de Raynal— ouvrage qui dénonce les exactions commises par les Européens dans les Indes occidentales (les Amériques) et orientales (l’Asie du Sud-Est)8. Ainsi, à la fameuse apostrophe du vieillard, dans le « Supplément » (« Pleurez, malheureux Otaïtiens, pleurez, mais que ce soit de l’arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants [. . .]

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