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eux blonds, dont l’humidité du soir avait légèrement défrisé les longues boucles ; son teint, ordinairement d’une blancheur de cire vierge, avait pris sous les morsures du froid des nuances de roses de Bengale. Groupée et pelotonnée comme elle était dans sa mante garnie de martre, elle ressemblait à ravir à la statuette de la Frileuse ; un barbet noir l’accompagnait, chaperon commode, sur l’indulgence et la discrétion duquel on pouvait compter. - Figurez-vous, Henrich, dit la jolie Viennoise en prenant le bras du jeune homme, qu’il y a plus d’une heure que je suis habillée et prête à sortir, et ma tante n’en fi1

nissait pas avec ses sermons sur les dangers de la valse, et les recettes pour les gâteaux de Noël et les carpes au bleu. Je suis sortie sous le prétexte d’acheter des brodequins gris dont je n’ai nul besoin. C’est pourtant pour vous, Henrich, que je fais tous ces petits mensonges dont je me repens et que je recommence toujours ; aussi quelle idée avez-vous eue de vous livrer au théâtre ; c’était bien la peine d’étudier si longtemps la théologie à Heidelberg ! Mes parents vous aimaient et nous serions mariés aujourd’hui. Au lieu de nous voir à la dérobée sous les arbres chauves du Jardin impérial, nous serions assis côte à côte près d’un beau poêle de Saxe, dans un parloir bien clos, causant de l’avenir de nos enfants : ne serait-ce pas, Henrich, un sort bien heureux ? - Oui, Katy, bien heureux, répondit le jeune homme en pressant sous le satin et les fourrures le bras potelé de la jolie Viennoise ; mais, que veux-tu ! c’est un ascendant invincible ; le théâtre m’attire ; j’en rêve le jour, j’y pense la nuit ; je sens le désir de vivre dans la création des poètes, il me semble que j’ai vingt existences. Chaque rôle que je joue me fait une vie nouvelle ; toutes ces passions que j’exprime, je les éprouve ; je suis Hamlet, Othello, Charles Moor : quand on est tout cela, on ne peut que difficilement se résigner à l’humble condition de pasteur de village. - C’est fort beau ; mais vous savez bien que mes parents ne voudront jamais d’un comédien pour gendre. - Non, certes, d’un comédien obscur, pauvre artiste ambulant, jouet des directeurs et du public ; mais d’un grand comédien couvert de gloire et d’applaudissements, plus payé qu’un ministre, si difficiles qu’ils soient, ils en voudront bien. Quand je viendrai vous demander dans une belle calèche jaune dont le vernis pourra servir de miroir aux voisins étonnés et qu’un grand laquais galonné m’abattra le marchepied, croyez-vous, Katy, qu’ils me refuseront ? - Je ne le crois pas... Mais qui dit, Henrich, que vous en arriverez jamais là ?... Vous avez du talent ; mais le talent ne suffit pas, il faut encore beaucoup de bonheur. Quand vous serez ce grand comédien dont vous parlez, le plus beau temps de notre jeunesse sera passé, et alors voudrez-vous toujours épouser la vieille Katy, ayant à votre disposition les amours de toutes ces princesses de théâtre si joyeuses et si parées ? - Cet avenir, répondit Henrich, est plus prochain que vous ne croyez ; j’ai un engagement avantageux au théâtre de la Porte de Carinthie, et le directeur a été 2

si content de la manière dont je me suis acquitté de mon dernier rôle, qu’il m’a accordé une gratification de deux mille thalers. - Oui, reprit la jeune fille d’un air sérieux, ce rôle de démon dans la pièce nouvelle ; je vous avoue, Henrich, que je n’aime pas voir un chrétien prendre le masque de l’ennemi du genre humain et prononcer des paroles blasphématoires. L’autre jour, j’allai vous voir au théâtre de Carinthie, et à chaque instant je craignais qu’un véritable feu d’enfer ne sortît des trappes où vous vous engloutissiez dans un tourbillon d’esprit-de-vin. Je suis revenue chez moi toute troublée et j’ai fait des rêves affreux. - Chimères que tout cela, ma bonne Katy ; et d’ailleurs, c’est demain la dernière représentation, et je ne mettrai plus le costume noir et rouge qui te déplaît tant. - Tant mieux ! car je ne sais quelles vagues inquiétudes me travaillent l’esprit, et j’ai bien peur que ce rôle, profitable à votre gloire, ne le soit pas à votre salut ; j’ai peur aussi que vous ne preniez de mauvaises mœurs avec ces damnés comédiens. Je suis sûre que vous ne dites plus vos prières, et la petite croix que je vous avais donnée, je parierais que vous l’avez perdue. Henrich se justifia en écartant les revers de son habit ; la petite croix brillait toujours sur sa poitrine. Tout en devisant ainsi, les deux amants étaient parvenus à la rue du Thabor dans la Léopoldstadt, devant la boutique du cordonnier renommé pour la perfection de ses brodequins gris ; après avoir causé quelques instants sur le seuil, Katy entra suivie de son barbet noir, non sans avoir livré ses jolis doigts effilés au serrement de main d’Henrich. Henrich tâcha de saisir encore quelques aspects de sa maîtresse, à travers les souliers mignons et les gentils brodequins symétriquement rangés sur les tringles de cuivre de la devanture ; mais le brouillard avait étamé les carreaux de sa moite haleine, et il ne put démêler qu’une silhouette confuse ; alors, prenant une héroïque résolution, il pirouetta sur ses talons et s’en alla d’un pas délibéré au gasthof de l’ Aigle à deux têtes .

II ? Le gasthof de l ?”Aigle à deux têtes”

Il y avait ce soir-là compagnie nombreuse au gasthof de l’ Aigle à deux têtes ; la société était la plus mélangée du monde, et le caprice de Callot et celui de 3

Goya, réunis, n’auraient pu produire un plus bizarre amalgame de types caractéristiques. L’ Aigle à deux têtes était une de ces bienheureuses caves célébrées par Hoffmann, dont les marches sont si usées, si onctueuses et si glissantes, qu’on ne peut poser le pied sur la première sans se trouver tout de suite au fond, les coudes sur la table, la pipe à la bouche, entre un pot de bière et une mesure de vin nouveau. À travers l’épais nuage de fumée qui vous prenait d’abord à la gorge et aux yeux, se dessinaient, au bout de quelques minutes, toute sorte de figures étranges. C’étaient des Valaques avec leur cafetan et leur bonnet de peau d’Astrakan, des Serbes, des Hongrois aux longues moustaches noires, caparaçonnés de dolmans et de passementeries ; des Bohèmes au teint cuivré, au front étroit, au profil busqué ; d’honnêtes Allemands en redingote à brandebourgs, des Tatars aux yeux retroussés à la chinoise ; toutes les populations imaginables. L’Orient y était représenté par un gros Turc accroupi dans un coin, qui fumait paisiblement du latakié dans une pipe à tuyau de cerisier de Moldavie, avec un fourneau de terre rouge et un bout d’ambre jaune. Tout ce monde, accoudé à des tables, mangeait et buvait : la boisson se composait de bière forte et d’un mélange de vin rouge nouveau avec du vin blanc plus ancien ; la nourriture, de tranches de veau froid, de jambon ou de pâtisseries. Autour des tables tourbillonnait sans repos une de ces longues valses allemandes qui produisent sur les imaginations septentrionales le même effet que le hachich et l’opium sur les Orientaux ; les couples passaient et repassaient avec rapidité ; les femmes, presque évanouies de plaisir sur le bras de leur danseur, au bruit d’une valse de Lanner, balayaient de leurs jupes les nuages de fumée de pipe et rafraîchissaient le visage des buveurs. Au comptoir, des improvisateurs morlaques, accompagnés d’un joueur de guzla, récitaient une espèce de complainte dramatique qui paraissait divertir beaucoup une douzaine de figures étranges, coiffées de tarbouchs et vêtues de peau de mouton. Henrich se dirigea vers le fond de la cave et alla prendre place à une table où étaient déjà assis trois ou quatre personnages de joyeuse mine et de belle humeur. - Tiens, c’est Henrich ! s’écria le plus âgé de la bande ; prenez garde à vous, mes amis : fœnum habet in cornu . Sais-tu que tu avais vraiment l’air diabolique l’autre soir : tu me faisais presque peur. Et comment s’imaginer qu’Henrich, qui boit de 4

la bière comme nous et ne recule pas devant une tranche de jambon froid, vous prenne des airs si venimeux, si méchants et si sardoniques, et qu’il lui suffise d’un geste pour faire courir le frisson dans toute la salle ? - Eh ! pardieu ! c’est pour cela qu’Henrich est un grand artiste, un sublime comédien. Il n’y a pas de gloire à représenter un rôle qui serait dans votre caractère ; le triomphe, pour une coquette, est de jouer supérieurement les ingénues. Henrich s’assit modestement, se fit servir un grand verre de vin mélangé, et la conversation continua sur le même sujet. Ce n’était de toutes parts qu’admiration et compliments. - Ah ! si le grand Wolfgang de Gœthe t’avait vu ! disait l’un. - Montre-nous tes pieds, disait l’autre : je suis sûr que tu as l’ergot fourchu. Les autres buveurs, attirés par ces exclamations, regardaient sérieusement Henrich, tout heureux d’avoir l’occasion d’examiner de près un homme si remarquable. Les jeunes gens qui avaient autrefois connu Henrich à l’Université, et dont ils savaient à peine le nom, s’approchaient de lui en lui serrant la main cordialement, comme s’ils eussent été ses intimes amis. Les plus jolies valseuses lui décochaient en passant le plus tendre regard de leurs yeux bleus et veloutés. Seul, un homme assis à la table voisine ne paraissait pas prendre part à l’enthousiasme général ; la tête renversée en arrière, il tambourinait distraitement, avec ses doigts, sur le fond de son chapeau, une marche militaire,

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