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Jeux Dogmatiques

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ême", il "meurt dans son interprétation" tout en agissant au nom d'autrui, devenant "métaphore instituée de par la scène", miroir du monde, mais aussi miroir à travers lequel le spectateur se contemple lui-même.

Est en jeu, dans cette théâtralisation sociale, l'essence de la modernité. On la pense communément comme une rupture antidogmatique sous l'égide de la raison menant à l'autonomie du sujet. Mais cette conquête ouvre la voie à une nouvelle dogmatique, celle de l'ère industrielle, qui repose sur l'Etat éclairé et libéral.

Or, la modernité s'enracine plus profondément, jusqu'au monde médiéval. C'est avant l'apogée de la scolastique, sous la forme de "la révolution de l'interprète", la "fracture médiévale ouverte par le pontificat de Grégoire VII" (1073-1085), que le "théâtre de la raison" est mis en place.

A rebours de l'Aufklärer, Legendre prend la mesure de l'importance de la dogmaticité médiévale en scrutant le corpus textuel instituant nos rapports au monde par la médiation sociale et étatique. Se met en place, au 11e siècle, "l'alignement institutionnel de notre monde sur le principe du pouvoir véhiculé par le droit romain et sur les représentations de la vérité élaborées par une théologie qu'il n'est certainement pas excessif de qualifier de rationaliste" (Leçons VII, p. 109).

Redonner forme au monde entier (reformatio totius orbis) est le slogan emblématique de la révolution grégorienne qui, sur les ruines du monde antique ravagé par la barbarie, redessine les figures du pouvoir sur la base du droit romain. Cette réformatio affronte la problématique du rapport entre l'Empire et l'Eglise et échafaude un montage juridique permettant l'avènement de l'Etat et du Droit.

Le pape n'est plus seulement le dépositaire d'une tradition figée dans les Ecritures, il devient législateur-maître des écrits. Le pontife romain exerce et absorbe la fonction oraculaire de l'interprète ; il se fait le lieu de passage et de recomposition de la parole originaire, recueillie, transmise mais aussi remaniée par le biais d'une herméneutique, science et technique de l'interprétation.

Nous nous trouvons devant deux niveaux de lecture : celui de la Loi vivante instituée et celui du commentaire, de la glose. En fait, la révolution de l'interprète consistera à passer de la simple référence au droit antique, célébré pour son excellence, à l'auto-institution du pouvoir pontifical comme créateur de Loi. Il s'agit de la première expérience moderne de la souveraineté, montage de l'Etat et du droit dans lequel juges et juristes ne sont que les glossateurs, les interprètes - même dans leur énonciation normative du droit - d'une vérité instituée dans la personne du Souverain : le Pontife est ici "posé comme emblème vivant du Savoir omniscient".

Que cette souveraineté papale soit disputée par l'Empereur, qu'elle soit assumée par les monarques de l'Ancien régime, puis, à la faveur des turbulences du 18e siècle, passe du Roi au Peuple s'auffirmant comme Souverain importe peu car le montage - et la théâtralisation du pouvoir qu'il implique - reste pour l'essentiel identique.

Notons que dans ce montage, le Pontife n'agit pas en despote érigeant sa subjectivité en norme. Re-présentant Dieu sur terre, il ne peut n'être un "pont". Répondant aux questions posées, il assume sa fonction juridique, se posant en juge, et tranche en se référant à une Loi (divine) ou à une Tradition … Emblème du savoir omniscient, le Pape déploie son pouvoir par le biais d'un montage d'image calqué sur le pouvoir impérial de manière à affirmer la primauté de l'Eglise et l'autorité papale. Ce montage, qui culmine dans le dogme relativement récent de l'infaillibilité papale (note 2), met clairement en jeu le caractère dogmatique de la souveraineté. Le Souverain devient garant du vrai et du juste.

Même souverain, le sujet se fait l'acteur-interprète d'un texte qui le transcende, d'un Texte institué comme Vérité, comme Dogme, que la modernité considère comme immanente à l'histoire collective des hommes mais qui, dans les faits, transcende chaque individu et le place dans un rapport de sujétion. Ce mécanisme est la mise en place d'un jeu de masques et d'un décor que l'on pourra bien appeler "société". Nous sommes ici au cœur de la problématisation de la politique comme spectacle : jeu de miroir et re-présentation.

Le Texte : énonciation du dogme

Nous ne pouvons comprendre la dogmatique en faisant l'économie d'une théorisation philosophique de la vérité qui nous mettrait à distance de la conception aristotélicienne, classique, de la vérité comme adéquation.

Le sens commun qualifie de dogmatique une pensée incapable de se remettre en question et récusant d'avance tout faillibilisme. Le dogme s'énoncerait donc comme une vérité intangible, prêtant ainsi le flanc à la critique positiviste lorsqu'elle met à l'épreuve l'adéquation du dogme au fait. L'argumentation dogmatique ne déploie que le seul argument d'autorité faisant référence au texte fondateur. La dogmatique est en conséquence inséparable d'une herméneutique. A travers la révolution de l'interprète, le droit romain est mobilisé au service d'un ordre politique rénové se cristallisant dans le pouvoir pontifical réorganisant ses rapports avec le pouvoir séculier mais aussi les rapports symboliques entre l'Homme et le Texte comme trace écrite de la Loi.

Avec Legendre nous devrons faire un travail de délocalisation de la pensée dogmatique que l'on ne saurait clore dans la seule catholicité romaine : toute civilisation est par essence dogmatique. Qu'entendre par là ?

"La fonction dogmatique consiste, dans une société, à fonder et mettre en scène la fonction biologique de la reproduction. Il s'agit, en signifiant des raisons de vivre et de mourir, de soutenir la cause humaine au moyen d'institutions". (Leçons II, p.51)

Placée au seuil d'une élucidation de la société industrielle, cette définition éclaire pour le mieux notre propos. Le dogme n'est pas réductible à une croyance déterminée et ne peut être ramené à une quelconque absence d'esprit critique. Il ne s'agit pas d'avaliser comme "fait positif" tel credo, mais de comprendre que le montage juridique sur lequel s'échafaude le sujet-roi du monde contemporain repose sur une articulation de l'homme avec le monde énoncée, mise en scène, représentée, imagée et symbolisée à travers la formulation dogmatique.

Legendre nous invite moins de "croire" que de comprendre cette articulation afin que nous puissions saisir les sources et les fondements de notre culture. Ainsi on ne saurait comprendre la civilisation industrielle, qui d'Occident contamine la planète entière et détermine, pour le meilleur mais pour le pire aussi, le destin de l'humanité, sans passer par une élucidation des montages juridiques et institutionnels qui ont permis son émergence.

Dans ce processus, l'Aufklärung ne représente pas une césure essentielle : la rupture antidogmatique dont les Lumières se prévalent est superficielle. La révolution de 1789 - pour reprendre une date symbolique - n'abolit pas ce qui a été patiemment construit depuis l'antiquité gréco-romaine, la formation du droit canon et le réaménagement des pouvoirs respectifs de l'Eglise et le l'Empereur… à ce titre la décollation de Louis XVI n'est qu'une illusion de radicalisme dans la mesure où l'idée de la souveraineté de l'Etat n'est pas remise en cause par la subversion populaire : le roi survit en la personne du chef d'Etat, la souveraineté survit dans l'Etat institué comme incarnation de l'Esprit absolu. Dieu fait place à la déesse Raison dans la dogmatique du pouvoir…. Cette rupture ne fait que déplacer le lieu d'énonciation du dogme : la modernité fonde le droit sur la volonté populaire, assise de l'Etat contractuel… mais la démocratie reste problématique, voire aporétique, parce que dans la pratique gouvernementale, la subjectivité reprend le dessus : aucun pouvoir ne peut être l'expression de la volonté de tous et ce d'autant plus que le contrat repose sur une aliénation volontaire de l'autonomie au profit de Leviathan.

La dogmatique industrielle et démocratique assigne au peuple la place du souverain absolu tout en conservant soigneusement l'héritage d'un ordre social et juridique fondé sur la transcendance d'un Texte sans auteur. Oublieuse de la référence au Tiers, la modernité industrielle reconstruit le dogme sous le mode scientiste : la seule vérité énonçable est celle d'une adéquation factuelle, positive, entre l'assertion et le fait. C'est propice à une appréhension technicienne du monde et de l'homme, à ce management dont l'Etat se prévaut aujourd'hui, démarche oublieuse de l'Etre dont Heidegger, par exemple, a su montrer les limites implacables et dont l'Ecole de Francfort a pu montrer l'ambivalence au regard de

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