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Montaigne Des Cannibales

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des prisonniers, pour être brutal, n’en suit pas moins un protocole précis et rigoureux : loin d’être un acte dicté par un besoin vital, il s’agit d’un rituel social d’une extrême sophistication (« une grande assemblée » se réunit, s’ensuit le partage de la victime entre tous les cannibales). C’est en cela qu’il est culturel et non animal.

​La visée explicative et didactique du texte est en outre marquée par la précision de la description (exemple l. 3-4), et surtout par le soin que Montaigne prend à réfuter la thèse adverse qui est insinuée. Exemple : « Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, […] c’est pour etc… ». Ici, il insinue la thèse adverse présentée comme un préjugé (« comme on pense ») et la réfute. Et cette réfutation est suivie d’une preuve : « Et qu’il en soit ainsi etc… ». Cette expression pourrait être traduite en français moderne par : « En voici la preuve… ».

​2) La mise en place de la notion de relativité.

​Montaigne, après avoir décrit les pratiques anthropophagiques, introduit un parallèle avec la manière de faire des Portugais. Cela lui permet une de ces comparaisons qu’il affectionne, entre moeurs de différentes époques et de différents lieux, afin d’en souligner la relativité. Habituellement, Montaigne se réfère pour cela à des exemples empruntés à l’Antiquité, mais le cas des peuples nouvellement découverts lui donne l’occasion d’aller plus loin dans sa réflexion. C’est en effet à une véritable analyse des notions de culture (le mot est évidemment anachronique) et de barbarie qu’il se livre ici. En amorçant le parallèle avec les comportements des Européens, il va pouvoir remettre en question leur légitimité. Montaigne souligne que les Indiens vont progressivement adopter les châtiments utilisés par les Portugais parce qu’ils voient en ces derniers des « plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice » (l. 15-16). Il conduit sa comparaison à partir du postulat que la supériorité des occidentaux sur les Indiens tient à leur plus grand vice.

On assiste surtout à ce que l’on appellera plus tard, en ethnologie, à un retournement sociologique : l’observation du comportement des cannibales est un moyen de faire retour sur soi, et de faire des sauvages un point de comparaison à partir duquel évaluer les mœurs européennes. Ce retournement intervient à la ligne 13, avec le discours indirect adoptant le point de vue des cannibales : « ils pensèrent… ». Ici, pour la première fois, Montaigne adopte clairement le point de vue des indigènes, si bien que l’observé devient l’observateur.

II] La mise en place du mythe du bon sauvage.

​1) Le bon sauvage face aux barbares européens

​Comme c’est très souvent le cas dans les Essais, Montaigne finit par livrer son jugement, et par intervenir directement en tant que sujet de l’énonciation et de la réflexion. En effet, après avoir tenté dans un premier temps d’être le plus objectif possible (c’est-à-dire de donner au lecteur le sentiment qu’il ne portait pas de jugement sur le phénomène décrit), il livre son opinion : « Je ne suis pas marri » l. 18, « Je pense… » l. 20. Et ce jugement inverse totalement la perspective habituelle : les sauvages sont moins barbares que les européens. Dans les sociétés grecque et romaine, le barbare est l’étranger (< barbaros, celui dont la gorge ne produit que des bruits ressemblant à [bar-bar], celui dont on ne comprend pas la langue). Chez Montaigne le mot barbare est utilisé de manière méliorative quand il signifie « sauvage, homme demeuré à l’état de nature », et au contraire péjorative quand il signifie « cruel, inhumain ».

​Sur le plan de l’énonciation, la valorisation du sauvage est marquée par la neutralité du jugement : on ne relève aucune modalisation négative, mais au contraire une mise en valeur de l’aspect rituel et sacré, qui soude la communauté (utilisation du pronom « ils », le don des « lopins à ceux de leurs amis qui sont absents » l. 7-8). Il insiste aussi sur leur bonté (« après avoir longtemps bien traité… »). Cette valorisation est liée au fait que, pour Montaigne, l’homme qui vit en accord avec la nature est forcément plus heureux, et donc meilleur, moins capable de cruauté. À l’inverse, l’homme civilisé est beaucoup plus capable de cruauté car il a coupé ce lien avec sa nature originelle. Dans ce texte, Montaigne quitte sa neutralité énonciative et multiplie les modalisations (souvent ironiques) pour parler des Européens. Il s’indigne de l’aveuglement des Européens incapables de juger leurs fautes, et pourtant si prompt à s’indigner des pratiques cannibales (l. 19-20). Notons que pour donner plus de force à son argumentation, Montaigne s’inclut dans la dénonciation en utilisant le « nous » (« … nous soyons si aveuglés aux nôtres », l. 20). C’est ici un moyen d’amener le lecteur à faire, comme il semble le faire lui-même, son examen de conscience, et à reconnaître ses torts (à se défaire de ses préjugés). La conclusion s’impose rapidement : la barbarie n’est pas là où l’on pense, et Montaigne reprend ici l’un de ses thèmes favoris : on appelle « barbarie » ce qui n’appartient pas à nos moeurs, celle-ci résulte d’un aveuglement à l’égard de nos propres pratiques.

​2) La dénonciation ironique et polémique des Européens.

​La réflexion de Montaigne sur les cannibales s’inscrit dans le contexte des guerres de religion qui déchirent alors la France (1562-1598). Entre les lignes 28 et 34, l’opposition entre Européens et sauvages s’expose par le biais de termes antithétiques : le massacre de « l’homme vivant » s’oppose à celui d’un homme « mort » tandis que la cruauté des guerres civiles est rendue sensible par un « faux parallélisme » qui laisse entendre une nouvelle hiérarchie entre les civilisations (d’un côté « faire rôtir petit à petit, à le faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux » ; de l’autre « le rôtir et manger après qu’il est trépassé »).

​La thèse qu’il soutient ici implicitement annonce en un certain sens ce qu’affirmeront Rousseau de Diderot deux siècles plus tard : c’est parce qu’ils sont vicieux et cruels que les Européens imposent leur prétendue supériorité aux peuples sauvages. Il va ainsi s’attacher à montrer en quoi les façons de procéder des Portugais sont plus cruelles que celles des Indiens, en les comparant

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